Au tout début de février j’ai reçu dans ma boîte aux lettres ce message d’un de mes lecteurs : « Je suis fils de viticulteurs, petit viticulteur du Beaujolais, métayer, donc loin des grandes dynasties Bourguignonnes. Malgré tout, je suis un amoureux de ce terroir, mais pour être franc je ne vois pas comment le sortir de cette crise qu'il connait. Mon père n'a de cesse de me dire chaque jour que le Beaujolais est perdu et qu'il vaut mieux vendre du Bourgogne ou du Champagne, et je trouve cela très triste. » Et de conclure :
« Je viens vers vous aujourd'hui pour avoir votre avis d'amoureux du vin et surtout de professionnel du vin sur l'avenir de ce Beaujolais, quel est votre point de vue sur sa situation ? »
J’avoue que j’étais à la fois assez ému de cette confiance et embêté car, contrairement à ce que pensent certains, je n’ai pas d’avis sur tout et, dans le cas spécifique du Beaujolais, j’estimais et j’estime encore, que mon éloignement du terrain, ce besoin que j’ai avant de me forger une opinion d’arpenter la région, d’écouter les uns et les autres, de voir, de sentir, de me plonger dans la complexité, de définir le champ des possibles, de tester des solutions, ne me permettait pas d’être en mesure de répondre de manière pertinente à mon correspondant.
Alors j’ai rongé mon frein mais, comme rien ne me chagrine plus que l’impuissance j’ai lu tout ce que j’ai trouvé sur le sujet en me disant : « quand ce sera mûr tu tenteras d’écrire quelque chose. » Le temps passait et j’avoue que, dès que je m’asseyais face à mon clavier pour écrire ce qui me trottait dans la tête, je repoussais au lendemain la ponte de la première phrase qui chez moi déclenche tout.
Et puis, aujourd’hui – hier pour vous – en fin de matinée, après bien des tergiversations, j’ai décidé de me lancer, comme ça, sans trop savoir où j’allais aboutir, en me disant que peut-être ces premiers pas sur la Toile mettraient en branle je ne sais quel processus de réflexion pour que la prise de conscience des maux du Beaujolais débouchât sur une réelle réflexion stratégique. Bien évidemment je sais pertinemment que personne ne m’attend sur ce sujet et j’ai bien conscience que ma seule bonne volonté, mon besoin de servir ne vont pas me propulser au cœur d’un processus qui déboucherait sur des choix clairs et assumés éclairant l’avenir bien sombre du Beaujolais.
En clair, je m’auto-missionne. C’est une grande première. J’irai à mon pas en espérant trouver sur le chemin des femmes et des hommes de bonne volonté pour prendre avec mon aide en charge leur destin.
« Dix ans. Le Beaujolais vit sa dixième année de crise d’affilée. Durant cette décennie 1500 viticulteurs ont mis la clé sous la porte » écrit le magazine Lyon Capitale dans son numéro de février sous le titre choc « Un vin à l’agonie » avant d’ajouter « sans doute pas en danger de mort, mais plus probablement en voie de paupérisation. Clochardisation, diront certaines langues vipérines ». Pour moi l'abus de mots excessifs, tonitruants nuit alors je les laisse aux journalistes et me tourne vers un grand amoureux du vin et du Beaujolais tout particulièrement : Bernard Pivot.
À la question : « Le beaujolais est donc réellement en danger ? » : le créateur du Comité de Défense du Beaujolais, répond : « Ce n’est pas nouveau. Le Beaujolais va mal, il est souffrant. En plus d’une grave crise économique, le beaujolais est victime, depuis pas mal d’années, d’un ostracisme moutonnier, d’une sorte de défiance, souvent irrationnelle. Il existe un snobisme à dire que le beaujolais ce n’est pas bon. C’est complètement aberrant. C’est un vignoble extraordinaire. Les vignes sont arrachées, abandonnées... »
Que le beau vignoble du Beaujolais soit un « Grand Corps Malade » j’en suis bien d’accord mais, sans prendre la distance un peu froide qu’affiche encore trop souvent le corps médical face à la souffrance morale de ses patients, il me semble qu’il faut se garder d’en rester à une telle approche purement compassionnelle. Avoir de l’empathie, j’en ai et je ne fais pas parti de ceux qui couvrent le Beaujolais d’opprobre, ne doit pas conduire ni à une forme de globalisation des problèmes qui se posent, ni à s’enfermer dans une victimisation du produit. La recherche de « coupables » peut rassurer mais elle n’apporte guère de lumière au diagnostic. Vraiment c’est faire trop d’honneur à certains « prescripteurs » crachant sur le Beaujolais que de leur attribuer le désamour des consommateurs. Qui les entend ? Qui les suit ? Pas grand monde ! Le mal est bien plus profond. D’ailleurs, sans le vouloir, Bernard Pivot en répondant à la question « Pour vous, le Beaujolais, c’est... » apporte de l’eau à mon moulin.
Que dit-il en effet : « Le Beaujolais est avant tout un vin de lutte des classes. C’est le vin des canuts et le vin des rad-soc’s. Le vin de Gnafron et le vin d’Édouard Herriot. Le vin des bleus de chauffe et le vin des costumes-lavallières. Le vin de la Vache-qui-rit et le vin du gigot qui pleure. Le vin des mâchons entre vieux potes et le vin des déjeuners en famille. Le vin de la gauche-saucisson et le vin de la droite pot-au-feu. Le beaujolpif des meetings et le saint-amour des mariages. »
Avec tout le respect que je dois à Bernard Pivot je dois avouer qu’il prononce là un très bel éloge funèbre d’un monde englouti. Il y a dans son propos de l’Amélie Poulain et la France qu’il décrit n’est plus. Mais, par delà ces regrets, le Beaujolais qui «pendant des décennies, voire des siècles, a été considéré, comme l’écrit Eric Asimov le critique vin du New York Times, comme un vin simple, léger, amusant (...) pas sérieux n’est-il la nouvelle victime d’une vision élitiste du vin à la française. Comme je l’ai déjà souligné, les écrits de Roland Barthes dans Mythologies sont datés. « Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages. C’est une boisson totem... » Le vin populaire n’est plus et ça ne date pas d’hier. Pour s’en persuader il suffit de visionner la fameuse émission de Michel Polac « Les vignes du seigneur » de mai 1982 pour déceler, dès cette époque, la ligne de fracture qui était en train de se creuser entre le vin du populo et celui des amateurs éclairés. Le père Bréchard, figure emblématique du Beaujolais y défend becs et ongles, contre un Jean Huillet héraut des va-nu-pieds du Midi qui l’accuse de jouer sur le même terrain que lui, son modèle beaujolais. C’était il y a presque 30 ans. Réécrire l’Histoire, l’enjoliver ou la tirer vers le bord qui est le sien, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, ça rassure mais ça masque aussi des réalités bien moins agréables à analyser et à traiter.
Reste donc à entrer dans le vif du sujet : « le Beaujolais est-il perdu ? » comme l’affirme le père de mon correspondant ou comme le journaliste de Lyon Capitale interrogeant Bernard Pivot : « est-il mort ? » Celui-ci répond : « Non, je ne crois pas. Mais le Beaujolais a mal, il est souffrant, il demande une assistance. Si on ne lui porte pas remède, il ira de plus en plus mal... » C’est donc avec mon petit balluchon que je me porte volontaire pour « aider » avec ma méthode semelles de crêpe, pas pour « assister », le Beaujolais n’a pas besoin de béquilles, d’infirmiers ou de docteurs miracles – ce qui ne signifie pas pour autant que les conséquences sociales des difficultés ne doivent pas être traitées avec les moyens adéquats – mais d’un accoucheur de décisions. Le salut – c’est mon côté vendéen qui ressort – du Beaujolais viendra de l’intérieur, de ses propres forces. C’est donc à dessein que j’ai titré ma chronique « Grand Corps Malade » en référence à ce grand garçon sympa qui a su, avec ses propres forces, surmonter son handicap lié à son accident pour « réussir ».
Tout reste donc à faire : à bientôt donc sur mes lignes pour ce bout de chemin en Beaujolais et si vous voulez contribuer vous y êtes les bienvenus...