Je ne suis pas Georges Pérec * mais allez donc savoir pourquoi en ce lundi matin de juillet je me souviens :
- je me souviens de Berthe Berthomeau, née Gravouil, ma mère par qui le 25 juillet fut ce qu’il fut pour moi...
- je me souviens de la photo d’Arsène Berthomeau, mon père, sur son cheval de militaire.
- je me souviens de Bernard Lambert, ce fils de métayer, sa Gitanes maïs aux lèvres, son charisme échevelé et envahissant, son slogan « le crédit agricole paiera ! », les poulets de mon frère Alain, son bouquin au Seuil « Les Paysans dans la lutte des classes » 1970 préfacé par un certain Michel Rocard du PSU, c’était le temps de Secours Rouge, des réunions enfumées, de la vérité au fond des verres, la Vendée agricole qui basculait, se défigurait, prenait le seul chemin qu’on lui offrait...
- je me souviens de Frédéric Dard, « l’écrivain forain » signant San Antonio, dont le premier opus « Réglez-lui son compte » avait juste un an de plus que moi. Un bide ! Et pourtant Jean Cocteau écrira « San-Antonio c’est de l’écriture en relief, un aveugle pourrait le lire avec la peau des doigts » Je m’en gavais dans la Micheline qui s’arrêtait à toutes les gares. Facile, non « je m’y tous les matins. Pour quelques lignes, il m’arrive de sortir dix fois mon Robert. J’ai à force, une sorte de « crampe au Robert »
- je me souviens des petits-déjeuners à 6 Francs de la Compagnie des Wagons-Lits sur le Paris-Nantes, veste et gants blancs, table nappée, serviette immaculée, brioche mousseline, toasts grillés, café, thé ou chocolat servis avec de lourdes cafetière, théière ou chocolatière en métal argenté siglées WL. Tout à volonté ! Je montais nourrir ma thèse au laboratoire de Le Bihan, à Rungis, avec de facétieux chercheurs qui avaient adoptés comme sigle : le SECS (Service d’Enquêtes Charcuterie-Salaisons) avec le cochon de Reiser en effigie. J’y croisais Ghislain de Montgolfier qui lui faisait dans les fruits et légumes alors que moi je faisais le cochon...
- je me souviens d’Yves Prats, le frère de Bruno de Cos d’Estournel, doyen de la Fac, mon maître de thèse qui me recevait chez lui le samedi après-midi pour tenter de démêler l’écheveau de mes idées afin que je puisse les coucher en une thèse acceptable pour la communauté universitaire. En vain ! Je n’ai jamais su me plier à un cadre rigide, mon esprit d’escalier ne s’épanouit que dans la liberté. Et pourtant, Yves Prats suivi avec amusement, et une certaine fierté, mon parcours si peu orthodoxe.
- je me souviens du désert des Tartares de Dino Buzzati de son Giovanni Drogo, ce jeune ambitieux pour qui « tous ces jours qui lui avaient parus odieux, étaient désormais finis pour toujours et formaient des mois et des années qui jamais plus ne reviendraient... »
- je me souviens des yeux topaze d'Yvonne Furneau dans le « Comte de Monte-Cristo et des bas de soie sur la peau blanche de Catherine Deneuve dans « Belle de jour »
- je me souviens de Jean Neveu-Derotrie à la Ferme des 3 Moulins, entre Port-Joinville et Saint-Sauveur à l’Ile d’Yeu, avec qui, à l’été 68, j’ai fait le marchand de « vermoulu » : de la belle brocante.
- je me souviens de Jean-Michel Bellorgey : en 1981 « Jacques veux-tu occuper de hautes fonctions ? » dis comme ça comment dire non. J’embarquai sur un porte-avions dont je n’aimais guère le Pacha mais faut bien se mettre les mains dans le cambouis de temps en temps dans la vie que l’on vit.
- je me souviens d’Indira Gandhi et d’Olof Palme à qui j’ai serré la main.
- de mon premier discours, à Poitiers, devant le syndicat des producteurs de tabac dans un palais des Sports, munie d’une sono pourrie, avec le PDG de la SEITA au premier rang.
- je me souviens de Georges Halphen et de Jacques Geliot mes deux pétulants octogénaires qui me couvaient comme un poussin...
- je me souviens de Sarriette l’ânesse qui nous a accompagnés sur le sentier Stevenson dans les Cévennes.
- je me souviens de la naissance de Martin juste après le 11 septembre...
- mais je ne me souviens pas de mon premier verre de vin...
Bonne journée à vous tous en ce 25 juillet...
* « Je me souviens est un livre de Georges Perec publié en 1978 aux éditions Hachette. C'est un recueil de bribes de souvenirs rassemblés entre janvier 1973 et juin 1977, échelonnés pour la plupart « entre ma 10e et ma 25e année, c'est-à-dire entre 1946 et 1961 », précise l'auteur. Quelques-uns ont été publiés dans Les Cahiers du Chemin n° 26 en janvier 1976. »