Sur la lancée de ma précédente chronique tirée du roman de Bernard Ginestet Les Chartrons Édouard Minton courtier bordelais link je ne résiste pas au plaisir de vous proposer ce déjeuner de courtiers à Mouton.
Portrait de Philippe de Rothschild : « L’originalité intellectuelle du maître de Mouton était parfois déroutante. Il jouait l’enfant gâté avec un brio incomparable. Sa culture et sa finesse d’esprit parvenaient à lui faire pardonner ses caprices. Il ne tenait guère le juste milieu entre la distance et la familiarité. C’était un homme de théâtre, capable d’incarner tour à tour Richard II et Falstaff, Don Diègue et Scapin, Figaro et Faust... selon la scène qu’il avait décidé de créer ou, plutôt, dont il avait l’inspiration subite. Ses colères pouvaient être fameuses. Il entretenait avec machiavélisme et ténacité son ambition majeure de faire classer Mouton Premier cru, ne négligeant aucune influence susceptible d’apporter un progrès à cette cause, tâchant de domestiquer ou de séduire ceux qui semblaient ne pas s’y rallier mais qui étaient censés avoir leur mot à dire. (Quand je veux, j’épouvante et quand je veux, je charme, disait Matamore dans L’Illusion Comique.) Il sortait très peu à Bordeaux mais recevait beaucoup à Mouton. »
Les pantoufles de Philippe de Rothschild : Édouard Minton et son collègue Hubert de Vérines, qui avaient un bon quart d’heure à perdre avant l’heure du rendez-vous à Mouton, prennent un verre sur les quais de Pauillac, « dans le seul bistro acceptable ». le premier carbure au « vichy-fraise » en prévision des prochaines libations chez le baron, le second s’envoie une Suze. Dialogue ! C’est de Vérines qui attaque :
- Nous nous rendons à la même auberge...
- Et nous avons les mêmes horaires !
- Le spectacle commence à midi et demi.
- Monsieur Purgon sera-t-il en pantoufles ?
Ils rirent tous les deux avec complicité. Philippe de Rothschild aimait porter des sandales brodées de tapisserie au petit point. »
L’arrivée à Mouton : « Entrer à Mouton était fermer derrière soi la porte du commun. Dans les salons aux baies en demi-cercle donnant sur les vignes, les meubles, les tableaux, les objets, réunis comme par hasard, créaient une atmosphère jamais vue ailleurs. Un génie artistique, composite mais évident, habitait la pièce. »
« Il portait une veste d’intérieur en velours bordeaux et ses habituelles mules brodées. »
Le but du déjeuner : « Édouard Minton reprit l’initiative pour demander les conditions de l’offre. Le baron Philippe désigna d’un doigt mou Marjary (son bras droit) qui dit en baissant les yeux :
« Ce sera vingt-cinq pour cent au-dessus de Lafite.
- Fichtre ! Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère !
- Nous estimons que Mouton doit se démarquer et que ce prix est normal dans la tendance actuelle du marché... » tranche le baron Philippe.
Le menu du déjeuner : « Sur les filets de sole frits, sauce tartare, on servit un Montrachet du marquis de Laguiche 1952 ; un vin merveilleux à la robe jaune pâle, nuancée de flammes vertes. Sa dégustation captiva le tour de table qui trouva un consensus de louanges.
« Vous nous gâtez, cher ami Philippe, déclara Édouard Minton, il n’y a guère que chez vous, de tout le Bordelais, où l’on puisse goûter d’aussi grands bourgognes blancs. Celui-ci est une splendeur. Nous n’avons pas de vins semblables. »
« Le déjeuner se voulant rapide et léger, on servit des ris de veau aux champignons, avec un Ducru-Beaucaillou 1958. Encore jeune, le vin était exquis de délicatesse. La discussion s’orienta aussitôt sur les petits millésimes, dont certains sont si délicieux et qui se vendent si mal... sur le malheureux rôle de la presse qui faisait et défaisait sans vergogne leur réputation... sur la réussite particulière de ce Ducru-Beaucaillou. »
Le Mouton 1945, sur le fromage, était un vin d’anthologie. Sa réputation était depuis longtemps établie comme le meilleur du millésime. »
Le dessert était une tarte aux pommes maison, légèrement caramélisée. Le maître d’hôtel servit des petits verres emplis d’un liquide topaze. On aurait dit une liqueur. Édouard Minton connaissait la marotte de son hôte pour l’avoir expérimentée. Le baron affectionnait de faire mettre une bouteille d’Yquem, débouchée er placée debout, dans le compartiment à congélation du réfrigérateur. En trois heures de temps, le vin se dissociait, son eau devenant glace tandis que l’alcool et l’essentiel des autres principes restaient à l’état liquide. Cette concentration par le froid produisait un extrait qui était versé à chacun en faible quantité, pour une qualité très particulière. Lorsqu’il avait appris le traitement infligé à son cru, le marquis Bertrand de Lur Saluces était entré dans une colère monstre. Les deux seigneurs des vignes se détestaient de tout cœur. Mis à part l’originalité du sous-produit d’Yquem ainsi obtenu, Philippe de Rothschild jubilait à l’idée que le marquis eût immanquablement vent de cette pratique et qu’il en éprouvât quelque furie. »
Le retour à l’envoyeur de Bertrand de Lur Saluces : apprenant le prochain voyage en Inde de son ennemi intime Bertrand de Lur Saluces
Déclara sur un ton calme et féroce : « Ah ! En Inde ? Eh bien, je souhaite qu’il soit étouffé par les serpents, piétiné par les éléphants et dévoré par les tigres ! »