L’image des intellos soixante-huitards larguant les amarres, quittant Paris, s’installant à la cambrousse pour élever des chèvres et vivre du produit de la vente de fromages sur les marchés locaux fait partie intégrante de l’historiographie officielle du fameux mois de mai.
« Les chèvres de ma mère » le film de Sophie Audier qui retrace le moment délicat où sa mère Maguy, installée dans les années 70 Maguy pour élever des chèvres et fabriquer du fromage sur un plateau du Verdon, transmets son savoir-faire à une jeune agricultrice au moment de prendre sa retraite, montre que ce retour à la terre ne fut pas que folklorique et voué à l’échec. link
Notre jeune gloire nationale, l’économiste Thomas Piketty, né en 1971, a accompagné ses parents lorsque, suite à l’échec à l’élection présidentielle de Mitterrand en 1974, ont tout plaqués pour aller élever des chèvres dans l’Aude.
Dans le très beau livre de Virginie Linhart « Le jour où mon père s’est tu » il raconte :
« Mes parents se sont connus dans une manifestation, ils étaient extrêmement jeunes : mon père avait dix-sept ans, il était en première, ma mère en avait dix-neuf ; issue d’un milieu modeste, elle avait dû cesser ses études en 3e et gagnait sa vie comme employée de banque. Elle était militante à Lutte Ouvrière, mon père l’a suivi à LO et a plaqué le lycée (…) ils se sont très vite sentis ostracisés par leurs compagnons de militantisme : à LO c’était mal vu d’avoir des enfants (ndlr 2) ! Trop bourgeois ! De plus, mon père (ndlr fils d’une famille aisée) subissait des pressions de l’organisation qui voulait qu’il prélève l’impôt révolutionnaire auprès de sa famille(…)
« Avec les chèvres, mes parents vont jusqu’au bout de l’esprit de 68 ; je précise qu’il n’y a aucune origine paysanne dans ma famille de part et d’autre : mes parents sont tous les deux nés dans la capitale ; en vérité, ils n’avaient jamais vu une charrue de leur vie… Je garde une impression homérique de ce voyage pour l’Aude. Mon père ouvrant la route au volant d’un camion rempli de chèvres qu’il venait d’acheter. Nous, suivant derrière, dans une deux-chevaux bourrée à craquer, conduite par ma mère. Je me rappelle très précisément m’être dit à ce moment-là : « Mais qu’est-ce que c’est que cette blague ? » Des années plus tard, j’ai été faire un pèlerinage dans le village où nous vivions ; j’ai été frappé par la beauté du lieu, je ne me souvenais pas que le presbytère de l’église où nous vivions, était si joli… Il faut dire que la difficulté de la vie quotidienne nous occupait complètement. Je garde le souvenir de nos départs à l’aube pour le marché de Perpignan, la voiture bourrée de fromages, je garde également en mémoire l’amertume de nos retours lorsque nous en avions vendu seulement trois. Ce n’est pas si facile de s’improviser fabricant et vendeur de fromage ! C’était pathétique. Très vite les gens du village ont chargé de vendre d’autres choses pour eux au marché, cela permettait de se faire des marges minuscules. Financièrement, c’était vraiment tendu (…)
« Je n’ai aucun souvenir joyeux de cette période. Mes parents n’étaient pas préparés à vivre ces années de chômage, nous vivions dans la précarité. On oublie que 68 a coûté très cher à un certain nombre de gens qui ont tout plaqué du jour au lendemain pour des idéaux, puis se sont fait cueillir par la crise économique des années 70. Comme beaucoup d’autres, mes parents ont adhéré très jeunes, dix-huit ans à peine, à un discours libérateur, ils en ont payés les pots cassés. Il n’avaient pas fait d’études, ce n’étaient pas des intellectuels, ils avaient rompu avec leur famille… Ils font partie de cette majorité anonyme de post-soixante-huitards dont on ne parle jamais, qui est venue gonfler les rangs des chômeurs à partir du milieu des années 70, sans y avoir été préparée. Je me demande même si ces incidences économiques n’expliquent pas pour partie les discours que l’on a entendus par la suite, ce rejet viscéral des années 68. »