A Nantes, à la bascule des années 60, le quai de la Fosse avec ses anciens beuglants pour marins en mal d'amour de passage, comme le quartier de Pigalle à Paris, sentait le stupre. L'imagerie populaire mêlait les bas résilles des filles de joie, les ombres de types louches, les lumières tamisées de bars enfumés, toute une faune interlope en marge du corset des biens pensants. Pour le provincial en goguette et le bourgeois nantais c'était le quai de la Fesse. Nous les étudiants y venions finir nos soirées. Je n'avais jamais pratiqué l'amour tarifé mais j'aimais bien tailler une bavette avec les filles, surtout lorsque j'étais pompette. Les talons des mocassins de Sylvie claquaient sur le macadam du trottoir, et je pensais qu'elle n'avait pas l'air d'une pute. Nous faisions très petit couple égaré dans un lieu de perdition. Dans la lumière jaune des lampadaires, les grues du port ressemblaient à des squelettes noircis. L'air marin remontant le fleuve me revigorait. Mes idées noires se teintaient de sang, du rouge, de l'incandescent, une sale envie de me laisser-aller, d'être un enfant de salaud. Rompant le silence," tu penses trop ! ", Sylvie appuyait là où ça faisait mal.
La boîte affichait " strip-tease permanent " et, en effet, une fois la porte poussée, sur un fond musical sirupeux, nous découvrions une gamine malingre avec des seins oeufs aux plats , des canes de serin et des hanches en porte-manteaux, qui se trémoussait sur une scène en asticotant son entrecuisse avec son soutien-gorge. Le public clairsemé, quelques voyageurs de commerce en costume-cravate, une poignée de messieurs propres sur eux, des petits maquereaux caricatures de petits maquereaux et un petit vieux tout racorni, s'ennuyait ferme sur des banquettes recouvertes d'un tissu pelucheux orange. Des filles fatiguées, en bas résilles et bustiers noirs, tentaient d'activer la consommation. Posées sur les tables, des lampes chapeautées de crinolines diffusaient une lumière rougeâtre. En terrain connu Sylvie se voyait saluer avec obséquiosité par la bairmaid, qui semblait être la patronne, une poufiasse grasse et blondasse. Tout était à chier, surtout la musique. Nous nous assîmes dans une sorte de niche demi-circulaire éclairée par une lampe sur pied, une Betty Boop rousse et sensuelle. Sylvie se défaisait de son blouson. Elle avait gardé son Marcel mais libéré ses seins de toute entrave. Ils restaient hauts et pointaient sous le coton tendu. Avachi sur la banquette je la laissais se glisser tout près de moi.