Ce matin je suis très heureux d'accueillir Jean-Paul Kauffmann dans ma petite maison d'intérieur, cet espace de liberté que j'essaie, jour après jour, de bâtir et de préserver. Du fond du coeur, je le remercie, il me fait grand plaisir. Avant de lui céder la parole je laisse à Bernard Pivot le soin de nous faire pénétrer dans l'univers de mon hôte.
"C'est grâce à sa maison des Landes que Jean-Paul Kauffmann a repris goût à l'écriture. Il a d'abord raconté sa captivité et sa libération à l'aide d'une métaphore à la fois légère et classée: le vin (Le bordeaux retrouvé, hors commerce, 1989). «Je voulais écrire pour combler un vide, tenter de me refaire une mémoire, de me reconstituer un passé.» L'éloge de la maison où il s'est reconstruit est sa seconde tentative, très réussie, d'évoquer sans pathos, avec au contraire une allègre simplicité et même, parfois, mais oui, bonne humeur , la détresse psychologique où l'avaient plongé les geôles du Hezbollah.
Cependant, il n'a pas renoué avec le plaisir boulimique de lire. Plus que la littérature, la lecture l'avait pourtant sauvé pendant sa claustration à Beyrouth. Maintenant, hormis la poésie, les livres ne le retiennent pas longtemps. Ou mal. Il ressent cela comme une infirmité. Dans son airial, sur la pelouse, devant les arbres qu'il a sauvés ou plantés, il éprouve le même plaisir qu'autrefois devant ses rayonnages de livres.
C'est la nouvelle Bibliothèque verte de Jean-Paul Kauffmann."
Bernard Pivot
Question 1 : Dans votre dernier livre « La maison du retour » à l’une de vos voisines, à qui vous faites visiter le chantier de la maison des Tilleuls que vous venez d’acquérir en Haute Lande, vous concédez : « Au fond, je ne suis qu’un amateur.
- Quelqu’un qui manque de sérieux ?
- Sans doute (…)
Jean-Paul Kauffmann, ce manque de sérieux me plaît, l’amateur de vin que vous êtes peut-il nous en dire plus ?
Jean-Paul Kauffmann :
Il faut en revenir au sens premier de ce mot L’amateur est celui qui aime, tout simplement. Il y a beaucoup de manières d’aimer. De goûter, à mon avis, il n’y en a qu’une. C’est de se conformer à son propre plaisir, à sa propre intuition sans se laisser influencer par autrui, par la doxa comme l’on dit aujourd’hui, c’est-à-dire l’opinion admise, le politiquement correct. « L’amateur se choisit les situations » affirmait Nietzsche. L’amateur est à l’opposé du spécialiste, l’homme qui sait, tranche et se prononce à la place des autres. Nous périssons de cette culture de l’expert qui prétend tout évaluer en oubliant la délectation. L’amateur, à la différence de prescripteurs comme les critiques de vin ou les sommeliers, ne saurait être un homme de pouvoir. Quand je m’occupais de L’Amateur de Bordeaux, l’aspect technique me cassait les pieds, j’ai fini par m’y intéresser à mon corps défendant grâce à des pédagogues remarquables comme Emile Peynaud ou Denis Dubourdieu mais c’est le vin dans le verre et son contexte culturel qui m’ont toujours importé. Que de cuviers ai-je pu visiter de mauvaise grâce mais en faisant bonne figure ! Ils se ressemblent tous : les pompes, l’inox, ça manque totalement de poésie. En plus ces lieux sont humides, dominés par des courants d’air et on s’y gèle en hiver. C’est la part enfantine des propriétaires : ils veulent toujours qu’on admire leur dernier joujou technologique. Personnellement je préfère la vigne, le contact avec le sol mais il est significatif que ce sont les installations qu’on nous fait souvent visiter en priorité.
Tout cela pour dire que l’amateur ne se prend pas au sérieux. En revanche, il prend au sérieux ses sensations et ses émotions. Je défends passionnément l’idée de gratuité qui n’est rien d’autre que la forme suprême du dilettantisme : une manière de détachement, une absence de professionnalisme – chacun son métier : le viticulteur et l’œnologue sont engagés dans les applications pratiques de la science. Pas trop tout de même car ils ont souvent la main lourde. Mais à l’amateur, il n’est demandé que l’aptitude à sentir, à discerner les beautés et les défauts d’un vin, à formuler un jugement personnel – ce qui n’est pas mince.
Question 2 : Amateur de vin de Bordeaux vous faites vôtre ce beau trait de Jean-Bernard Delmas, l’homme de Haut-Brion « Le bordeaux : il a tout et rien de plus. » Jean-Paul Kauffmann pourquoi le bordeaux, bourgeois ou cru classé, vous met-il dans tous vos états ?
Jean-Paul Kauffmann :
Je suis un peu comme Stendhal avec l’Italie, pays qu’il aimait par dessus tout mais qui correspondait plus à son imagination et à un idéal qu’à la réalité. Le bordeaux rêvé, c’est un peu mon problème. À l’origine, ce vin s’est construit sur la notion de finesse et d’équilibre mais ces représentations ne sont plus guère à la mode, dans un monde qui révère l’offre supérieure, la surenchère, la force brutale des sensations. Autrement dit, la vulgarité. Entre le bordeaux le plus modeste et le cru classé il existait un air de famille dû sans doute à la typicité du cabernet-sauvignon et du merlot et à cette notion d’harmonie et de subtilité. Cette identité commune tend à disparaître. On exige à présent des vins sur construits, pansus, «tropicaux », sans aspérité, « sucrés ». L’amertume et l’acidité, indispensables à l’équilibre, sont rejetées, lissées pour une large part par des degrés alcooliques excessifs – le réchauffement climatique n’arrange rien. Si Bordeaux se met à ressembler aux autres vins alors on achètera les autres vins, souvent d’ailleurs meilleur marché. Je garde la nostalgie de ces bordeaux élégants et bien cambrés, équilibrés, parfaitement ajustés, nets, sans plis et sans ces invraisemblables draperies que sont le bois et la surextraction qui alourdissent l’ensemble. Où est passé le « délié » bordelais ? Il faut certes être de son temps mais ce temps-ci a diablement mauvais goût.
Question 3 : « Le parfum, ça vous saute au nez tandis que le bouquet, il faut aller le chercher. » cette réflexion que vous avez entendue dans la bouche d’un vigneron, et que vous partagez, laisse à penser que pour vous, Jean-Paul Kauffmann, certains bordeaux, cédants à l’air du temps, ont vendu leur âme au diable ?
Jean-Paul Kauffmann :
Il est significatif qu’on parle de moins en moins de bouquet qui induit la délicatesse alors que le parfum convient bien à la lourdeur et à la vulgarité de notre époque. À priori on ne peut rien contre cette standardisation du goût mais face à cette œnologie normative il y aura toujours des gens qui heureusement diront non. C’est une minorité bien sûr mais elle finit toujours par être agissante. Elle ne défend pas le passé comme on se plaît à le dire mais l’avenir. Elle refuse ce modèle qu’on nous propose : tous ces vins riches, confiturés, écœurants et finalement sans relief. « Le monde ne sera sauvé que par quelques-uns » disait Gide. C’est sans doute une conception élitiste de l’existence mais il en a toujours été ainsi dans le domaine de la politique comme dans celui des idées. Pour le vin, s’il s’agit d’une aristocratie, elle est ouverte à tous. Nous sommes certes dans le champ du plaisir mais les valeurs que le vin représente ne sont pas frivoles. Le goût est un excellent reflet de ce que nous sommes. C’est un bon marqueur de civilisation. Au passage on peut noter que le caractère sacré du vin élaboré jadis par les moines a disparu, il s’est laïcisé. Est-ce une bonne ou mauvaise chose ? Le pouvoir de l’argent s’est emparé de nombreux crus prestigieux. Le vin est devenu furieusement séculier aujourd’hui. Ce faisant, il s’est aussi banalisé. Mais la situation n’est nullement désespérée. Il y a une poignée de vrais amateurs qui croient à ceux qui défendent la diversité et la complexité de leur terroir. Mais comment traduire l’intégrité de ce sol ? D’abord en le respectant. C’est là qu’intervient le savoir-faire humain. Le vin n’est pas un produit naturel. N’oublions pas que c’est l’homme qui l’empêche de tourner au vinaigre. Tout est dans l’interprétation du terroir. Le problème est qu’à présent on surjoue. Il y a un côté résolument théâtral dans le monde du vin : trop de machinistes, de décorateurs, de maquilleuses, de bruiteurs, de souffleurs, d’accessoiristes. En somme trop d’emphase. Le goût est devenu pompeux, apprêté, grandiloquent, baroque. Oserais-je dire que j’ai envie de naturel, de fraîcheur, d’authenticité, mot galvaudé mais je n’en vois pas d’autres.
