Le débat sur le terroir lors des dernières rencontres des VIF en Bourgogne, entre-soi comme il se doit, m’a amené à ressortir un texte de Gilles Lipovetsky publié dans Nouvelles Mythologies : La fièvre de l’authentique.
Petit rappel historique via la préface de Jérôme Garcin à cet ouvrage dont il a assuré la direction.
En février 1957 paraît au Seuil, sous le titre Mythologies, un recueil de cinquante-trois chroniques brillantissimes publiées, les années précédentes, dans les Lettres Nouvelles, Esprit et France-Observateur. Plaisir du texte, joie de recevoir.
Alors que la France, tiraillée entre son goût de la tradition et son désir de modernité, succombe au charme pulpeux de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme, chante avec Boris Vian la fièvre de l’électroménager, « son Frigidaire et son atomixeur », et vote en masse, aux élections législatives pour Pierre Poujade, avocat lyrique du « bon sens », héros de la petite bourgeoisie râleuse, corporatiste et rétrograde. Le jeune Roland Barthes fait donc un portrait acide de la société de consommation française à travers ses mystifications, ses allégories, ses tautologies et ses icônes économiques, domestiques et politiques. »
Il faut imaginer le choc. Un professeur de 40 ans, l’auteur du Degré zéro de l’écriture, encore tout plein de racine et de Michelet, ose se passionner pour les objets de la vie quotidienne et les clichés sociaux.
Rappelez- vous dans le chapitre le vin et le lait : « Le vin est senti par la nation comme un bien qui lui est propre, au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages et sa culture. C'est une boisson totem, correspondant au lait de la vache hollandaise ou au thé absorbé cérémonieusement par la famille royale anglaise. Bachelard a déjà donné la psychanalyse substantielle de ce liquide, à la fin de son essai sur les rêveries de la volonté, montrant que le vin est suc de soleil et de terre, que son état de base est, non pas l'humide, mais le sec, et qu'à ce titre, la substance mythique qui lui est le plus contraire, c'est l'eau. »
En 2007, sous la houlette de Jérôme Garcin ils s’y sont mis à une bonne cinquantaine pour refaire le même exercice, c’est très inégal, ça vole moins haut, mais l’effort est à saluer.
La fièvre de l'authentique par Gilles Lipovestky
« La société d'hyperconsommation est paradoxale : tandis que triomphent le culte du nouveau et la logique généralisée de la mode (image, spectacle, séduction médiatique, jeux et loisirs), on voit se développer, à rebours de cette espèce de frivolité structurelle, tout un imaginaire social de l'authentique. On en constate chaque jour les effets : c'est la quête des "racines" et la prolifération des musées et des écomusées (pas une petite ville qui n'ait son écomusée, comme ce musée de la Crêpe de Bretagne). C'est le culte du patrimoine, avec ses quartiers réhabilités, ses immeubles ravalés, ses hangars reconvertis ; sans parler du succès des brocantes, un des loisirs les plus prisés des Français. C'est, aussi, la mode du vintage. La logique de l'authentique innerve de nombreux secteurs, y compris alimentaires avec ses appellations d'origine protégée qui assurent le consommateur de l'authenticité des produits. On n'en finirait pas, à vrai dire, de recenser toutes les manifestations de cette soif d'authenticité. Il faudrait parler également du développement touristique des voyages dans des contrées "sauvages" ou de l'intrusion du "parler vrai" dans le politique, ainsi que du succès des discours et référentiels identitaires. Le retour du religieux y participe, en ce qu'il fait signe aux "vraies" valeurs contre la société frelatée, gouvernée par l'éphémère, le superficiel et l'artifice. L'immémorial contre l'impermanence : les deux mouvements, bien sûr, se nourrissent, la poussée du frivole favorisant celle de l'authentique.
Cet imaginaire naît de l'anxiété liée à la modernisation effrénée de nos sociétés, à l'escalade technico-scientifique, aux nouveaux périls pesant sur la planète. Il traduit une nostalgie du passé qu'on idéalise, d'un temps qui ne se dévorait pas lui-même, mais où l'on savait mieux vivre. une illusion, sans doute, qui s'accompagne d'un regard critique sur notre univers insipide, stéréotypé, où sont éradiqués la sociabilité et les sens et où règne en revanche la dictature du marché et des marques. L'authentique compense par sa chaleur, ce défaut de racines et d'humanité. C'est un imaginaire protecteur qui évoque un monde à l'abri de ces désastres.
Cette soif d'authenticité traduit-elle une pensée rétrograde, une revitalisation de l'esprit de tradition ? Nullement : elle correspond à l'épuisement de l'idéal du bien-être tel qu'il s'est construit au cours des Trente Glorieuses en même temps qu'une nouvelle exigence de mieux-être à l'heure où la voiture, la télé, la salle de bains sont diffusées dans toutes les couches sociales. L'authentique n'est pas l'autre de l'hypermodernité : il n'est que l'une de ses faces, l'une des manifestations du nouveau visage du bien-être, le bien-être émotionnel chargé d'attentes sensitives et de résonnances culturelles et psychologiques. Un bien-être au carré, non plus simplement fonctionnel, mais mémoriel et écologique, qualitatif et esthétique au service de l'affirmation de l'individualité. Ironie des choses : le culte de l'authentique qui remonte à Rousseau, et qui a nourri la contre-culture, via Heidegger, s'est développé dans les années 1960-1970 contre le bourgeoisisme et les conventions "oppressives". Nous n'en sommes plus là : délesté de toute portée protestataire, le culte de l'authenticité apparaît comme la nouvelle manière de rêver et d'acheter de l'Homa consumericus contemporain. »
Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation, par Gilles Lipovetsky
Ed. Gallimard, 2006
« Un ouvrage qui porte un regard critique, mais non manichéen, sur nos rapports à la consommation. L'auteur distingue plusieurs phases dans l'histoire de la société de consommation, et nous sommes aujourd'hui dans la troisième, où émerge la figure de l'"hyper-consommateur", dont la condition est paradoxale. Il est certes plus informé qu'autrefois, plus libre dans ses choix (il y a davantage de produits) et il dépend moins des anciennes cultures de classe. Mais, en même temps, "les modes de vie, les plaisirs et les goûts" sont "de plus en plus sous la dépendance du système marchand", notamment à cause de ce que Gilles Lipovetsky appelle "l'expansion du marché de l'âme". Les nouveaux modes de consommation sont plus "émotionnels"; on consomme de plus en plus de loisirs et la publicité met moins en avant les avantages fonctionnels des produits que les valeurs subjectives qu'il est censé véhiculer.
Or, même si on consomme désormais des marques et des images plus que des marchandises, il ne faut pas "passer sous silence la pression sur les prix". Et notre époque est également marquée par la montée du low cost. En même temps, "plus se déchaînent les appétits d'acquisition et plus se creusent les dissatisfactions individuelles", rappelle l'auteur dans cet essai extrêmement complet, qui débouche sur une réflexion sur le bonheur. Avant de terminer sur une note optimiste: certes, on assiste à une crise de la culture, de l'école et de la politique, liée à l'hyperconsommation, mais ce mouvement n'est pas irrésistible, il esquisse même des pistes alternatives. Remarquable. Et malgré la richesse de son propos, l'ouvrage est d'une lecture très accessible. »