Dans son dernier chapitre : la dernière offensive du vin commun, Louis Latour, met ou remet les pendules à l’heure.
« Le préjugé « moderniste » qui veut que la longue histoire du vignoble ait été toujours inspirée par une recherche de la qualité, a pour conséquence de minimiser les périodes de décadence, voire de les gommer entièrement. »
« Le récit « moderniste » de cette période décisive (ndlr la disparition de la Côte dijonnaise) insiste sur les supposés progrès de « l’art de faire le vin » et veut passer sous silence cet épisode peu glorieux, au nom d’une doctrine de la qualité qui est ici sévèrement contredite par les faits. Comment peut-on affirmer que la décadence du Dijonnais est un « fait de nature » alors qu’il est de toute évidence un « fait de culture » que les circonstances différentes auraient pu, auraient dû contrarier. »
La capitale de la Bourgogne « … en adoptant l’attitude qui fut toujours la sienne depuis lors, d’un véritable « déni œnologique » face à la côte vineuse, elle signifiait qu’au rebours de ce qui s’est fait à Reims et surtout à Bordeaux, elle voulait couper les ponts avec une tradition qui constitue pourtant la meilleure part de la notoriété mondiale de la Province dont elle est la capitale.
Il traite ensuite de la naissance des dénominations bourguignonnes, passionnant comme toujours.
Extraits
« Contrairement à une idée reçue, le choix d’un « site de terroir » adéquat à un projet viticole ambitieux, ne présente pas de difficultés insurmontables. L’œil exercé du vigneron repère très aisément les meilleurs emplacements, comme le prouvent les expériences anciennes et récentes qui conduisent très souvent à d’étonnants succès œnologiques. S’il ne peut deviner à l’avance quel sera exactement le résultat de ses efforts d’implantation, le vigneron fondateur sait par expérience qu’en appliquant les principes définis il y a vingt siècles par les agronomes latins et réitérés par tous les ouvrages spécialisés, il a très peu de chances de se tromper, car la problématique du site repose sur des exigences simples et faciles à mettre en pratique. Les difficultés commencent plus tard lorsque s’engage le dur parcours de la qualité. La situation actuelle des clos qui rythment les paysages d’une Côte bourguignonne permet de constater l’homogénéité de ces « sites de terroir » qui l’emporte de très loin sur les menues différences de sol ou d’exposition.
Compte une fois tenu de ces exigences fondamentales, la localisation actuelle des clos s’explique par des considérations très banales. Le réseau incroyablement complexe d’obligations et de droits ans la société féodale fut la raison qui détermina leur emplacement : donations, héritages, contraintes diverses, droits féodaux etc. Si les Cisterciens ont opté pour le Clos Vougeot et obtenu du duc de Bourgogne toutes facilités pour leur installation près des sources de la Vouge, ce fut parce que la Côte, à cet endroit, se situe au plus près de l’abbaye de Cîteaux. Ainsi furent conciliés les avantages du site et les commodités de la proximité avec le « chef d’ordre ». Les clos médiévaux ne sont devenus de grands crus, selon l’acception moderne du terme, qu’en raison d’une coïncidence réussie entre l’œnologie exigeante du vin fin qui inclus évidemment le choix judicieux du site et la pérennité d’une entreprise viticole poursuivie avec constance pendant des siècles.
Mais le clos seigneurial n’est pas toute la Bourgogne. Dans les interstices de ces « constructions » œnologiques réservées à la plus haute classe, se situent des vignobles de moindre envergure, cultivés et parfois possédés par de petits vignerons qui devaient se contenter des vignes basses, ou issues du démantèlement de certains clos seigneuriaux, comme ce fut le cas à Volnay par exemple où dès le XIVe siècle l’effritement du domaine ducal a laissé le champ libre à leurs initiatives. Plus tard les bourgeois de Nuys ou de Dijon acquirent ici ou là de belles pièces de vigne dans l’intention de tirer profit du commerce du vin vermeil. Lors de l’érection de Beaune en commune en 1204 par le duc Eudes IV, les énergies et les capitaux furent mobilisés autour de ce genre nouveau qui rencontrait un grand succès. Les échevins beaunois réussirent à cette époque à imposer aux paroisses circum voisines, de renoncer à promouvoir sous leur propre nom les vins qu’elles produisaient. « L’appellation », connue désormais dans toute l’Europe sous le nom de « vin de Beaune », fut le résultat de cette démarche audacieuse. Le contrôle strict de la qualité et de l’authenticité des vins était assuré par les ordonnances des échevins de la ville et leur notoriété par l’emploi d’une dénomination appréciée et connue des « riches gens » du Nord. Il serait d’un intérêt extrême pour l’histoire du vignoble de savoir à quelle époque cette dénomination, significative d’un genre qui préfigurait celle créée par la Champagne cinq siècles plus tard, a définitivement disparu. En 1728, en tout cas Arnoux ne mentionne pas le « vin de Beaune » dans son acception géographique ancienne.
Le nom de la paroisse apparut donc en pleine lumière quand disparut cette référence commerciale médiévale, qui ne s’appliquait d’ailleurs qu’à une partie d’entre elles. Chacune s’efforçait de défendre un projet œnologique distinct, mais les clos échappaient à toute préoccupation mercantile par le statut juridique supérieur de leurs propriétaires et ne se souciaient guère de ces variantes à finalité marchande. La hiérarchie des crus, d’abord confinée au territoire viticole d’un seul village, indépendamment de tous les autres, fut la conséquence toute naturelle d’une occupation du terroir, qui ne nécessitait aucune consécration « officielle ». Les meilleurs lieux-dits étaient mis en avant par la rumeur locale. On savait depuis longtemps qu’ils produisaient les meilleurs vins. Toujours aux mains des puissances établies, ils se situaient à mi-pente dans les meilleurs emplacements. Bien avant d’être introduits sous leur nom propre, dans le circuit commercial, ils étaient inscrits à la première place dans la conscience collective de la communauté de plusieurs dizaines de familles vigneronnes, qui composaient la population active de la paroisse. Ce fut une nouveauté quand Jobert, au XVIIIe siècle, s’empara, non sans quelques difficultés et procès, de l’écoulement de la récolte du Chambertin. Jusque-là il semble que seul le Clos Vougeot ait été introduit dans le circuit commercial.
L’effacement de la dénomination « vin de Beaune » permit l’émergence du « village », subdivision traditionnelle de l’espace viticole qui devint le canevas de toute dénomination. Le livre d’Arnoux ou celui de Courtépée individualisent en quelques phrases les paroisses qui deviendront après la Révolution, des communes, selon une présentation géographique qui est aujourd’hui encore la règle quasi absolue. C’est ainsi que Chassagne, selon Arnoux est « extrêmement violent, plein de feu, fameux, a ordinairement du vert qui le rend plus durable que les autres… » « Savigny produit d’excellents vins veloutés, moelleux, qui ont du corps et de la délicatesse. Quand ils ont été tirés en bouteilles, i faut de temps à autre les visiter, crainte d’échapper le temps auquel ils doivent être bus, etc. » On comprend que ces notations œnologiques, à visée commerciale, induisent un argumentaire centré sur le genre propre à chaque finage qui permet de le distinguer de toutes les autres provenances concurrentes.
La mise en valeur de ces particularismes locaux était à l’avantage des vignes moins bien situées qui occupaient de vastes surfaces au pied des coteaux, ou qui n’étaient pas incluses dans des clos. Notons que ces dénominations communales étaient appliquées à la totalité des vins issus d’un finage quelconque, y compris pour les parcelles encépagées en plants mi-fins ou même communs […] Il y eut donc confusion pendant des siècles entre les meilleurs crus et les vins secondaires qui portaient le même nom et se targuaient d’une même origine. On ne mit fin à cette anomalie qu’au XIXe siècle sous la pression de la clientèle qui ne pouvait accepter que des vins communs soient dénommés comme l’étaient les vins fins […] Au moment de la replantation post-phylloxérique on supprime carrément l’usage du nom de la commune pour les vins inférieurs. L’appartenance d’une parcelle à un cadastre, finalement reconnu par les usages puis par la loi, fut exigée et permit d’organiser la promotion d’un « village » qui ne « reconnaissait » plus que les vignes fines de son territoire. Les propriétaires des vignes mal situées et/ou mal encépagées durent se contenter d’appeler « bourgogne » les vins produits dans des localisations douteuses. Cette appellation dite « générique » remplaça les anciennes mentions et l’acheteur ne courut plus le risque d’être trompé par la notoriété d’un village déjà connu qui ne garantissait ni la qualité ni l’authenticité d’un vin. »