Chers amis cantiniers, cantinières,
Vous cuisinez, avec vos petites mains ou celles d’un jeune chef, féminin-masculin, plein d’ambition et de promesses, de bels, beaux et bons produits, arrosés de charmants vins nus pleins de poils, en des lieux sympathiques. Le service est jeune et décontracté. La vaisselle et les couverts au goût du jour, les verres sont de qualité et les serviettes ne sont pas riquiqui et en papier. Les chiottes, désolé pour ma vulgarité, sont des merveilles et en sortant il est possible de se laver et essuyer les mains comme chez soi.
Donc, tout va très bien madame la Marquise, tout va très bien, sauf que vous semblez avoir oublié l’une des vieilles règles de la restauration populaire : se faire une solide clientèle d’habitués au déjeuner.
L’habitué, c’était dans les temps anciens, comme au Pied de Fouet, celui qui avait sa serviette à carreaux avec un rond à son nom. Celui à qui on offrait parfois un gentil surnom.
Y’avait de tout au Pied de Fouet, mixité sociale absolue mêlant les hauts gars de l’hôtel Matignon et de la rue Varenne, costards croisés et cravates, avec les petits gars et filles, la bonne clientèle du quartier, les intellos qui se souvenaient que c’était la cantine de Gide, la fine fleur de l’ambassade du Japon, des ricains tendance beat génération, des avocats pas marrons, des écrivains en cour, des égarés de passage, même des belges, bref un solide fonds de commerce d'habitués, accros du Pied de Fouet.
La nouvelle génération de cantiniers que vous êtes semble avoir oublié qu’à Paris vit encore une population indigène laborieuse en manque d’un lieu où elle peut déjeuner en paix, bon, sans se ruiner. Y’en a plus que pour le populo chic de passage, qui passe, paye et puis s’en va.
Bon, pour le dîner, je comprends, même les indigènes se mettent sur leur 31, sortent madame ou l’inverse, s’encanaillent avec leurs maîtresses, se débauchent avec une flopée de copains ou de copines. Là, pas de souci comme disent les jeunes !
Donc ayez une pensée pour nous qui vous sommes fidèles, qui bouchons les trous les jours de vaches maigres, les petits ruisseaux faisant les grandes rivières nous assurons un bouche à oreille puissant et efficace.
Pour nous, pas besoin de mettre les petits plats dans les grands, faites simple et de bon goût un vrai plat du jour, rentable pour vous, et acceptable par nous. Adaptez même vos portions à nos appétits. Ne nous escagassez-pas avec des prix du vin au verre qui frisent la correctionnelle. Ainsi, nous reviendrons, nous nous incrusterons, assurerons la pérennité du service du déjeuner. Nous serons des habitués, discrets et fidèles.
Rassurez-vous, les jours enjoués ce sera même entrée, plat et dessert avec café et pousse-café et bien sûr un ou plusieurs verres de jaja nu ; d’autres jours nous viendrons accompagnés de belles ensorceleuses ou de copains de régiment et là nous enverrons du bois et les quilles tomberont au champ d’honneur ; les jours sans, nous nous contenterons d’un merlan en colère ou d’une sole meunière avec un grand verre d’eau.
Attention, je ne m’associe pas aux ronchons ronds du bidon, qui ne jurent que par la tête de veau ou le veau Marengo, non, non, ma supplique ne vise en rien à vous demander de mettre dans mon assiette de la nostalgie, du c’était mieux avant. L’inventivité doit rester à l’ordre du jour, le plat du jour ne doit pas être « bonjour tristesse ».
Surprenez-moi, toujours et encore !
Prenez soin de moi, sans ostentation ou vaine précaution, je saurai les jours d’affluence, de coup de feu, me faire patient, tout petit au coin du bar, même capable de donner un coup de main. Évitez simplement de me donner du Monsieur avec prénom incorporé, ça fait trop souteneur ou VRP en goguette. Je ferai partie du paysage, me fondrai en lui, serai le vivant témoin du bien vivre de votre belle cantine. Mieux que Tripadvisor !
Suis en vacances sur une île pas si lointaine, alors prenez le temps d’y réfléchir en cette rentrée et, si vous le souhaitez, nous en reparlerons autour d’un verre dès que j’aurai regagné la terre ferme.
Ne vous sentez pas obligés, faites comme bon vous semble, je peux comprendre que les suggestions d’un vieil homme indigne vous paraissent hors de saison et que vous souhaitiez continuer à bichonner les oiseaux de passage. Je ne vous en tiendrai pas rigueur mais vous me verrez moins souvent à l’heure du déjeuner. C’est la vie.
Dans l’attente de vous revoir, je vous claque des bises.
Avec mon amitié et ma fidélité.
Le drôle d’oiseau