C’est très simple Olivier de Moor et Jean-Yves Bizot, tous deux vignerons, sont des amis, nous échangeons souvent entre nous, par courriel, sans que pour autant je publie nos courriers. Aujourd’hui, je prolonge la chronique du 8 avril « Dans les AOC on n’est pas là pour rigoler. On endosse un uniforme. Échange épistolaire entre Olivier de Moor et Michel Bettane » en vous proposant les réflexions et les questions que Jean-Yves Bizot transmet à Michel Bettane car elles me paraissent dignes d’intérêt.
Bonjour Michel,
Olivier de Moor, un ami, m’a transmis vos réponses du 22 mars à ses mails.
Vous ne devez pas être sans vous douter, du fait de votre position, que vos réflexions ne peuvent que circuler. Même si elles ne sont qu’une réponse rapide, peut-être trop rapide – et c’est pour ça que ces messages sont révélateurs- elles contiennent en filigrane des éléments inquiétants. Ils ont généré chez moi un grand malaise, et continuent à le faire.
Malaise intellectuel, déjà, avec ce que sous-tendent vos propos. Malaise aussi presque physique d’enfermement, d’étouffement. Ce qui devrait être paradoxal, puisque vous invoquez la sacrosainte liberté d’expression, que vous revendiquez. C’est la raison pour laquelle j’interviens pour essayer de mieux comprendre vos idées.
Je reprends les points en suivant votre présentation.
- L’objectif de votre guide : jusque-là rien à dire si ce n’est que… en 2005 lors d’une dégustation à l’IPNC à Mcminnvill, vous nous avez expliqué que le critique n’était pas libre, contrairement à l’amateur. Vous justifiiez par cet argument votre jugement négatif sur un vin, jugement non partagé par l’assistance. Jugement qui était certainement étayé mais dont les fondements lui (nous) échappaient. Propos qui m’ont interpellé à l’époque : si la critique n’est pas libre, qui l’est alors ? Sous une autre forme, Pierre Antoine Rovani m’avait dit sensiblement la même chose : « nous devons respecter nos lecteurs ». Autrement dit, « nos clients ». Ce n’est absolument pas un jugement, simplement un constat, qui réduit la liberté d’expression à un avatar assez souffreteux de la liberté de pensée. Mais qui nous réunit aussi, puisque lorsque l’on fait du vin, malgré ce qui pourrait sembler des libertés peut être abusives, en face, il y a des clients.
- La dégustation à l’aveugle comme moyen le plus loyal de juger les vins ? Il doit certainement en y avoir d’autres, et j’ai du mal à considérer l’ignorance comme un moyen d’accéder à l’objectivité. Sauf à considérer à la toute fin que le vin n’est qu’un produit. Ce que vous semblez d’ailleurs agréer, surtout lorsqu’ils sont d’appellation, semble –t-il. J’y reviens un peu plus loin.
- « Les vôtres ne sont pas des vins d’auteur… que de nombreux producteurs ont tendance à oublier » : nous sommes dans le cœur du problème. Déjà, cette simple phrase sue le mépris, la condescendance à la limite du supportable. Mais passons sur ce jugement un tantinet supérieur pour aller plus avant. D’autant que sur votre blog, un article intitulé «Critique du Journalisme de Promenade» vous étranglez cette idée que le vin soit une œuvre d’art. Avis que je partage entièrement.
Il y a deux aspects dans votre propos :
- Le premier, c’est que vous ne répondez finalement pas à la question d’Olivier : il se place dans à un échelon supérieur, bien en amont de l’appellation et du cahier des charges. Or la question est un problème fondamental, sur lequel nous devons tous nous interroger, presse comprise : peut-on continuer à produire avec les méthodes actuelles ? Ce n’est pas qu’une vision idyllique de la nature sans pollution, sans risque, mais déjà un problème de société. C’est donc une question qui dépasse largement le cadre réduit de l’appellation ou du cahier des charges, mais qui engage là, véritablement puisque vous l’invoquez, la Nation : politiques, citoyens, producteurs, journalistes. Question sur laquelle nous achoppons tous.
- Le deuxième, c’est cette notion de vins d’auteur – puisque finalement, il semblerait qu’il en existe – qui n’appartiendraient pas à l’appellation. Au nom d’un argument souverain : l’appartenance à la Nation. Nation donc coercitive, castratrice, inhibitrice ? Qu’est-ce que c’est que cette nation ? « Liberté » est le premier mot de la devise de la Nation. Cette distorsion de la notion de liberté se retrouverait aussi dans vos propos sur la manière de faire du vin : pour en faire en somme, il suffit de respecter le Cahier des Charges ? En substance, donc pour être un bon écrivain, je ne dis même pas un auteur, il faut respecter la grammaire, l’orthographe, et les règles de typographie. C’est suffisant. Je ne pense pas que vous soyez assez naïf pour croire à de telles choses ? L’appellation, en dépit de son cahier des charges, est nécessairement un espace de liberté. C’est cet espace de liberté que protège aussi le cahier des charges. Comme la liberté d’expression protège la liberté de pensée. Sinon, l’AOC est morte. Si c’est l’inverse qu’il protège – le conformisme, le grégarisme, la médiocrité au sens premier - il transforme le vin en article : celui-ci devient juste alors le résultat d’une suite d’opérations obligatoires, pas forcément cohérentes. Vous connaissant un peu, je ne crois pas que ce soit ce que vous défendiez. D’autant que poussé à l’extrême, cette orientation rendrait votre métier caduc.
- « Tout chablis en revanche doit être comparable » : c’est exactement le problème d’Olivier. Que comparez-vous ? Un même cahier des charges, respecté. Olivier s’inscrit dans celui-ci, à 100 %. Oui, ça marche. À ce niveau, c’est comparable. Mais qu’y a-t-il en amont ? Est-ce comparable ? Ce qu’il y a au-delà de l’appellation… C’est là-dessus que j’aurais aimé avoir votre avis.
Vous avez écrit il y a quelques années un article intitulé «les bio-cons». Quelques années auparavant, jeune loup solitaire, vous publiiez un article qui a fait date sur le niveau des vins et l’état du vignoble en Bourgogne. Ce que nous avons vécu techniquement comme transformation ces 25-30 dernières années, on le lui doit, en grande partie. Entre les deux, toute une histoire. J’aimerais croire que ce ne soit pas celle d’un enfermement.
Sincères salutations,
Jean-Yves Bizot
Domaine Bizot
9 rue de la Grand’Velle
21700 Vosne-Romanée