Ma sociologue de Pervenche, toujours en recherche d'une connexion avec le peuple, avait tâté du terrain en arpentant les fermes du canton de la Chapelle et elle avait commis un mémoire sur " le métayage ou la survivance du servage au profit des grands latifundiaires de la noblesse ". Cet opus touffu, gentiment orienté, avait bien évidemment comblé d'aise son comte de père qui comptait parmi les plus grands propriétaires foncier de la région et, à ce titre, présidait la section des bailleurs ruraux. Pour Pervenche, Joseph Potiron, qui l'avait guidé et conseillé pour ce travail, représentait l'image vivante de la pertinence de sa thèse. Depuis elle faisait partie de la famille Potiron. Comme le disait Joseph, avec un sourire, c'était une vraie famille, solide, où le patriarche, Donatien, soixante et onze ans, avait appris à ses sept enfants " à ne pas être des valets ". Un dimanche, avant de nous rendre au manoir familial, nous avions fait un détour chez les Potiron pour trinquer. Ils rentraient de la messe. Connection immédiate, nous n'avions pas vu le temps passer et, ce jour-là, nous étions rentrés pompettes et les Anguerand de Tanguy du Coët avaient déjeuné froid.
Dans ce pays, où la vigne voisine les vaches et des boisselées de blé, la cave est un lieu entre parenthèses. Au café, les joueurs d'aluette, se contentaient de baiser des fillettes, ce qui, dans le langage local, consiste à descendre petit verre après verre, des petites bouteilles d'un tiers de litre à gros culot, emplient de Gros Plant ou de Muscadet. Ils piccolaient. A la cave, le rituel était différent. Certes c'était aussi un lieu d'hommes mais le vin tiré directement de la barrique s'apparentait à une geste rituelle, c'était un soutien à la discussion. Dans la pénombre, le dimanche après-midi, tels des conspirateurs, les hommes déliaient leur langue. Ces peu diseux disaient; ils se disaient, ce qu'ils n'osaient dire à l'extérieur. Echappant à la chape qui pèse sur eux depuis des millénaires, ils se laissaient aller. Les maîtres et leurs régisseurs en prennaient pour leur grade, surtout ces derniers, supplétifs visqueux et hypocrites. Ces hommes durs et honnêtes se donnaient la main pour soustraire du grain à la part du maître. Le curé, lui aussi, recevait sa dose, en mots choisis, faut pas blasphémer. Pour lui taper sur le râble, ils raillaient leurs bonnes femmes, culs bénites, auxilliaires dévotes de leur servitude. Et quand le vin les y poussait un peu, les plus chauds, versaient dans leurs exploits de braguette.
Chez les Potiron, la JAC aidant, leur prosélytisme un peu naïf, ce tout est politique, avait bien du mal à briser la carapace de servitude affichée par beaucoup de ces hommes méfiants vis à vis de l'action collective. Alors le Joseph il donnait l'exemple, se surexposait, ne se contentant pas de récriminer dans le dos des maîtres. Syndicalement il leur tenait tête. Qui peut imaginer aujourd'hui que le Joseph s'était trimballé dans le patelin avec un drapeau rouge flottant sur son tracteur ? On l'avait traité de communiste, ce qu'il n'était pas. Comme dans l'Espagne de la guerre civile les bonnes âmes lui ont taillé un costard de quasi-violeur de bonnes soeurs. Pour l'heure, avec les deux Bernard, nous dressions des plans de mobilisation pour la grande manif du 24 mai où les paysans, allant au devant du mouvement populaire, investiraient la Centre ville pour poser un acte symbolique, rebaptiser la place Royale : place du Peuple.