Scène ordinaire du 20 heures, assis face à la caméra, un pauvre bougre, le regard apeuré, une bouille de chien perdu. Gros plan sur ses mains, elles tremblent, elles tremblent beaucoup. Retour en plan serré sur l'homme, il parle. Il nous parle de son métier commencé jeune, un métier dur, poissonnier, levé tôt, le froid, les petits verres avant de commencer pour se donner du coeur au ventre, puis d'autres avec ses collègues, aux pauses, après le bouleau, tard le soir. L'enchaînement, la routine des jours, il ne sait dire combien de litres il ingérait. Lucide tout à coup, l'oeil de la caméra l'y pousse sans doute, il concède " beaucoup de petits verres ça finit par faire beaucoup. Etait-il violent ? " Oui, quand j'étais jeune. Mais pas pour..." Il se tortille, tord ses mains. Honte refoulée, il se défend " je voulais qu'on me laisse tranquille..." Violence, douleur intérieure, misère simple, détresse profonde : qui pouvait l'aider ? Lui a-t-on dit qu'il fallait s'arrêter ? Non, personne, seul son petit fils lui a demandé pourquoi ses mains tremblaient autant ? Cancer de l'oesophage, chimio, et pourtant il continue de boire deux litres par jour. Clap, fin de la séquence, Pujadas enchaîne, l'air contrit, peut-être réprobateur. C'était la contribution obligatoire aux Assises de l'Alcoolisme.
Le matin sur France Inter, le Ministre en charge du dossier, présentait comme une victoire herculéenne contre le lobby du vin, l'apposition du logo femmes enceintes sur les bouteilles. Il défendait, avec la conviction ordinaire de la fonction, un bilan globalement positif des campagnes de prévention. On a les victoires qu'on peut. Les chiffres sont implacables. Nous sommes au-dessous du niveau de l'acceptable. La faute à qui ? Au lobby du vin qui martèle, inonde les médias de messages incitatifs précipitant pêle-mêle les pauvres bougres, des Chabaliers, des jeunes urbains ou ruraux sur les bords de bars pour s'enfiler petits verres sur petits verres ! Ce serait risible si l'alcoolisme ne restait pas un lourd fléau social. Les structures de santé publique, faute d'une implication citoyenne, en sont réduites à fabriquer du vent, à laisser accroire que les outils mis en avant sont efficaces. Je comprends la solitude des soignants. On nous dédouane à bon compte. Le téléspectateur s'appitoie sur le pauvre bougre mais sitôt sorti de son canapé il ne se soucie guère du collègue qui piccole ou d'un proche qui s'enfonce dans la détresse.
Dans ma vie professionnelle, patron d'un site de vin, 600 salariés, ouvriers, caristes, chauffeurs... j'ai toujours été attentif à ces situations personnelles difficiles. Tâche ardue, la tentation était permanente pour beaucoup, les risques d'accidents du travail amplifiés, et aussi parce que certains n'hésitaient pas à transformer le local syndical en bar où l'on sifflait des petits jaunes. Comment faire ? Trouver des relais dans le personnel, être présent tous les jours, écouter, parler mais aussi exercer son autorité. Ne jamais démissionner. Certes c'est la sphère privée mais c'est aussi le maintien d'un lien social. Tout attendre d'en haut, renvoyer les problèmes aux spécialistes nous conduit à des sociétés froides et rigides où l'on demande à la sphère publique de prendre en charge des problèmes qu'elle saura jamais résoudre. Alors de grâce que l'on cesse de nous servir de l'émotion en kit : un jour l'alcoolique, le lendemain le môme malnutri du Darfour, et le surlendemain le SDF des Restau du coeur pour que nous nous contentions d'une compassion de salon. Pour rajouter une louche à nos égoïsmes de nantis le même jour on présentait un sujet sur des seniors écossais vivant dans des résidences champêtres interdites aux enfants, pas aux chiens. Alors à ce rythme là où allons-nous ?