Pour maman j'étais l'expression la plus aboutie de ce qu'une mère peut rêver. Ses amies lui disaient " Madeleine comme vous en avez de la chance, votre Benoît a tout pour lui..." Ce statut d'enfant doué, à qui l'on donnait le bon dieu sans confession, j'en avais joué tout au long de ma prime jeunesse pour préserver mon petit jardin d'intérieur mais aujourd'hui, introduire entre maman et moi, une femme aimée, celle avec qui je voulais partager mes jours et mes nuits, n'était pas chose simple. Jusqu'à ce jour, même si mon goût pour le butinage devait lui causer quelques frayeurs, un accident était si vite arrivé en ces temps obscurs, ma chère maman s'accomodait fort bien de ne voir aucune fille s'installer dans mon coeur d'artichaut. Lors de ma dernière visite je m'étais bien gardé de préparer le terrain.Maman n'avait rien perçu, les mères aimantes sont aussi aveugles que les maris trompés, ou les épouses d'ailleurs. Pas un mot sur Marie, je m'en voulais de ce manque de courage et, chaque matin qui se levait, je me disais que j'allais lui écrire une belle lettre et, chaque soir, en me glissant au plus près du corps de Marie, la mauvaise conscience s'installait. Comment le lui dire ? Lui dire tout simplement.
Dans nos conversations, parlant de mon pays crotté, de mon enfance de sauvageon, de mes ballades dominicales dans les métairies, avec mon père, pour voir ses clients si peu pressés de lui régler son du, je ne cessais de dire à Marie " tu vas lui plaire, il va t'adorer..." ce qui me valait en retour de ma douce et tendre un beau sourire ponctué d'un regard rieur qui me titillait. Moi je traduisais " et ta maman, elle, elle va me détester. Je suis une voleuse, la rivale absolue, celle par qui le cordon invisible se rompt..." Jamais elle n'allait au-delà, Marie attendait. A la veille du 15 août je revins de Port-Joinville avec deux aller-retour pour le continent. " Je vais te présenter à maman Marie..." Son regard se voilait d'un léger nuage et, pour faire diversion, elle voltait pour que sa jupette tournoie " je vais tout faire pour lui plaire mon Benoît..." Achille, lui aussi, esquissait une gigue pataude. Jean, de derrière son journal ouvert, en bon célibataire inoxydable commentait " vous allez monter la première marche qui va vous mener à la salle à manger des petits bourgeois..."
Une petite heure de traversée et pourtant nous quittions l'île d'Yeu tous les deux accoudés au bastingage comme de grands voyageurs rompant les amarres avec leur vie d'avant. Jean, égal à lui-même, la veille au soir, nous avait sorti le grand jeu. Tournée des grands ducs chez nos plus gros clients puis dîner chez Van Strappen un antiquaire très blonde oxygénée avec solitaire au petit doigt. Tout au Krug millésimé pour une conversation très langue de pute. Marie, halée pain d'épices, mangeait des boudoirs de Reims rose qu'elle trempait dans le champagne aux fines bulles. Babaresco, le grand noir homme à tout faire de Van Strappen, flambait des langoustes au Richard Hennesy en un rituel sauvage : sur un billot de bois d'un coup précis de hachoir de boucher il les tranchait en deux, vivantes, sans s'émouvoir de leurs violents et désespérés coups de queue ; puis il les grillaient sur de la braise vive : les chairs exalaient leur puissant parfum de roche iodée. La flambée, haute et incandescente, illuminait la terrasse et Jean, ludion, n'en finissait pas de lever sa coupe en marmonnant " le problème avec la champagne c'est que ça pétille, les bulles mes amis sont des traîtresses, elles amusent la galerie, vous font des ronds de jambes, vous aguichent et pfutt, disparaissent... "