Comme mon éveil fut bien tardif, en dépit de la même dextérité que Chloé mettait, à piloter sa Norton 750 Commando Fastback sur les départementales menant à Elisabethville, qu’à conduire à fond la caisse la TR4 de sa mère sur les Champs, nous sommes arrivés trop tard aux abords champ de bataille. Le repli, en dépit des ordres, se faisait dans la lenteur et le désordre. Nous ne pouvions que nous en tenir à observer et surtout à éviter de nous faire coincer dans la poche formée par la Seine au nord et la nationale 13 au sud. Deux hélicos tournaient dans le ciel permettant aux phalanges policières de manœuvrer pour couper la retraite à Gamelin, blessé au bras et au visage au cours de l’échauffourée, et à ses troupes elles aussi bien cabossées. Comme j’avais eu la bonne idée de transmettre un petit mémo à ma hiérarchie avant la réunion de « Base Grand » dans lequel je prévoyais l’imminence d’une action punitive à la mémoire de Gilles Tautin, ma crédibilité s’en trouvait renforcée à la condition que je les appelle au plus vite du théâtre des opérations pour justifier que je n’avais pu les prévenir en temps réel. Chloé, pleins gaz, nous sortait de la nasse et me déposait quelques minutes plus tard devant la poste de Bouafle. Le calme du village contrastait avec le charivari que nous venions de quitter. Dans son enclos grillagé la dame des postes m’accueillait, même si je n’étais pas un chevelu, sans aucune aménité. Pour hâter une procédure qu’elle se plaisait à faire traîner en longueur je lui propulsais ma carte de police sous son long nez pointu. Le sourire mauvais qu’elle m’allongea me plut. Pour le renforcer je lui balançai un méchant « bouge ton cul vieille chouette… »
Au téléphone mon correspondant se contenta de me donner un numéro, une ligne directe, que je devais appeler immédiatement. Ce que je fis par l’intermédiaire de ma nouvelle collaboratrice qui exécuta la manœuvre avec une hauteur méprisante qui se transforma en étonnement lorsqu’elle obtint mon correspondant. Elle ne put réprimer un « oui monsieur le Ministre… » emprunt de déférence. En regagnant la cabine j’étais moi-même abasourdi. Marcellin soi-même, je flippais un peu. Par bonheur je pus reprendre mes esprits pendant que ce cher homme me servait les paroles qu’on adresse aux types qui en prennent plein la gueule en première ligne. Je me contentais d’onomatopées vaguement approbatrices puis, profitant d’un moment où il reprenait son souffle, je passais en revue toutes les obsessions du bonhomme. Confirmant les liens des enragés de la GP avec l’Internationale terroriste, je revêtais Chloé, sans la citer, mais je me doutais bien que cette enflure devait avoir une fiche sur le SG de l’Elysée, du lourd manteau de grande-prêtresse de la branche italienne que je dépeins sous les traits les plus noirs. Le cher homme buvait du petit lait. Le temps était venu pour moi de porter l’estocade. Sans aucune précaution je lui indiquais que ma couverture prolétarienne d’OS chez Citroën m’entravait et que je serais bien plus efficace si je retrouvais ma liberté de manœuvres. Lourdement j’ajoutais que coucher avec ma belle italienne servait plus les intérêts de la France que de me coltiner des ailes de 2CV ou de faire le con à un poste de soudure à l’étain. Plus c’est gros, plus c’est lourd, plus ça passe. Il m’approuvait et donnait les instructions en ce sens. J’empochais sans remercier en lui signifiant que je devais retourner au front. Les oreilles et la queue, il se confondait en propos élogieux à mon égard.
Assise à même le sol Chloé tirait sur sa petite bouiffe et ses yeux pailletés d’or me souriaient l’air de dire : toi aussi mon beau légionnaire tu bouffes à beaucoup de râteliers. Pourquoi la détromper : « la mayonnaise prend ma grande, on va se payer une tranche de bordel intense qui va plaire au père Pompe. Foutre la trouille au bon peuple c’est niquer les cocos et les socialos. Mais pour cela il faut tenir les deux bouts des cordelettes des marionnettes. Bon, on y retourne ou on rentre à Paris ?
- On peut se mettre des brassards de la Croix Rouge pendant que tu y es mon légionnaire. Laisse-les se démerder ces cons, ils n’ont que ce qu’ils aiment : jouer aux martyrs. Franchement, envahir une usine pour hisser le drapeau rouge, barbouiller le monument de Lefaucheux d’un truc du genre : « vengeons Gilles Tautin », donner des coups de pieds dans les couilles de la maîtrise, casser des dents, manier le manche de pioche sur le dos des permanents CGT, ça ressemble à quoi ? À que dalle ! Ça les fait bander ces cons. Un petit séjour dans les geôles du pouvoir leur fera du bien et, crois-moi, beaucoup d’entre eux commencent déjà à faire sous eux. Viens on va s’offrir du bon temps…
- T’es sûre ?
- Ne fais pas l’enfant chœur mon salaud. T’en as rien à cirer de ces branleurs.
Collée à elle sur le biplace de la Norton je me laissais aller à être heureux en me grisant de la morsure de l’air tiède de ce 17 juin 1969