La citation titre est d’Onésime Reclus, le frère d’Élisée Reclus, « grand géographe et grand anarchiste, deux qualité qui ne sont pas contradictoires malgré les apparences. », auteur de récits de voyage en France « le plus beau royaume sous le ciel »
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Que fut Chaudun lors de ses origines ? me demande-t-on. Nous le savons, mais on doit croire que ses fondateurs ne le plaquèrent pas contre la roche vive, sans un arbre, sans un brin d’herbe, sans un bout de champ, sans un liseré de prairie », devenu « une casse inhabitable… une pierraille, une rocaille, une Sibérie d’hiver, un Sahara d’été.
Si j’ai pu acquérir très vite Chaudun, la montagne blessée de Luc Bronner c’est grâce au journal Le Temps En France, des blessures rurales et républicaines ICI Richard Werly
Publié mercredi 28 octobre 2020
Le premier jour du confinement je l’ai dévoré d’une traite.
C’est un ouvrage fort, précis, sans fioritures quoique poétique, ciselé d’une écriture implacable mais charnelle, c’est un objet unique de référence, un récit qui m’a touché au cœur moi le petit péquenot vendéen du bocage qui a découvert la montagne à l’âge de 10 ans lorsqu’il est allé en colonie de vacances à Saint-Jean-de-Maurienne avec les enfants de marins de l’Ile d’Yeu, moi le directeur de cabinet du Ministre de l’Agriculture et de la Forêt qui ai découvert les forestiers lors de mon premier séjour au 78 rue de Varenne avec René Souchon ministre délégué à la forêt, j’ai le sentiment, moi qui me suis lavé jusqu’à mon départ à la Fac dans une bassine d’eau froide, d’être né dans la soie lorsque je découvre l’extrême dureté de la vie des habitants de Chaudun.
Achetez et lisez Chaudun, la montagne blessée de Luc Bronner !
Richard Werly écrit :
Il n’y a rien de plus aride qu’un village oublié, déserté, ravagé voici plus d’un siècle par les troupeaux de moutons aujourd’hui protégés et ramenés dans les montagnes qu’ils contribuèrent, parfois, à dévaster. Il n’y a rien de plus aride qu’un registre d’état civil où naissances et décès se côtoient dans un quotidien, à l’époque, ordinaire.
Mais il n’y a rien d’aride dans Chaudun, la montagne blessée (Ed. Seuil), le récit fait par Luc Bronner de ce village abandonné des Hautes-Alpes, son département d’origine qu’il continue de sillonner par ses sentiers d’alpages. Le directeur de la rédaction du Monde – partenaire et actionnaire du Temps – s’est fait pour l’occasion défricheur d’archives. Le voici, maison par maison, à recenser les habitants qui, jadis, se rendaient chaque dimanche à l’église, puis retournaient à leurs corvées de bois ou à leurs décourageantes cultures.
Ausculteur de souffrances
L’un des passages les plus émouvants de son livre est la reproduction de la lettre adressée, le 28 octobre 1888, par ces montagnards épuisés par la tâche, le relief et le climat de Chaudun au ministre de l’Agriculture. Des mots pour réclamer, pour chacun, un lopin de terre dans cette fertile colonie algérienne où un Genevois, Henry Dunant, futur créateur de la Croix-Rouge, s’était établi trente ans plus tôt.
« Monsieur le Ministre,
Nous soussignés, habitants de la commune de Chaudun (…) avons l’honneur de vous adresser respectueusement la requête suivante. Il n’est douteux pour personne qu’un des tristes privilèges conférés par la nature au département des Hautes-Alpes est celui de compter parmi les plus pauvres et parmi ceux où les conditions de l’existence sont les plus rudes et les plus précaires. Les montagnards alpins, sans cesse aux prises avec les difficultés les plus lourdes et les plus imprévues, disputent péniblement à un sol rebelle et à un ciel peu clément les chétives ressources qui suffiront à peine à nourrir leur famille. Pour ces déshérités de la nature, le combat de la vie est terrible, continuel et souvent fatal.
La “commune” de Chaudun et qui ne compte que 112 habitants est une des plus malheureuses parmi les localités de ce malheureux pays. Bâti à une altitude moyenne de 1 900 mètres au-dessus du niveau de la mer, notre village est enfoui sous les neiges pendant huit mois de l’année. Privé de toute communication avec les villages environnants, enfoncé dans les replis abrupts de rochers dénudés, Chaudun est éloigné d’environ 19 kilomètres de son centre d’approvisionnement. L’élévation des montagnes, l’extrême déclivité de leur pente, le mauvais état des sentiers rendent le parcours du pays excessivement difficile et périlleux. Le mulet est la seule bête que nous puissions employer avec sécurité pour le transport à dos de nos approvisionnements et encore devons-nous faire ces provisions durant la belle saison d’été car il nous serait impossible d’y pourvoir pendant l’hiver.
« Il est rare que nos maigres récoltes qui d’ordinaire existent à l’état d’espérance puissent résister aux âpres rigueurs de notre climat »
Nous n’avons pas à compter sur le revenu de nos forêts par suite de manque de voies de transport. Le terrain est stérile et c’est au prix des plus grandes fatigues que nous en retirons un peu de blé. D’ailleurs, par sa position géographique, le village se trouve protégé par aucun abri naturel. Les intempéries fréquentes ici nous font souffrir plus que personne et il est rare que nos maigres récoltes qui d’ordinaire existent à l’état d’espérance puissent résister aux âpres rigueurs de notre climat.
Les terrains incultes s’étendent de jour en jour devant la violence des éléments, et malgré nos persévérances et nos efforts, nous nous voyons obligés de reculer et nous sentons qu’il est impossible de continuer la lutte. (…)
Vaincus par l’indigence, nous avons l’honneur de proposer au gouvernement l’achat du territoire de notre commune. Nous avons appris que le gouvernement faisait des concessions de terrain en Algérie à ceux qui ont l’intention de coloniser. En présence d’une situation géographique et géologique aussi mauvaise que celle de Chaudun, nous n’hésiterons pas, Monsieur le Ministre, à émigrer sur le sol si fertile de l’Afrique française. La sollicitude avec laquelle la République s’occupe du sort des malheureux cultivateurs, en leur abandonnant des terrains en Algérie, nous fait espérer que l’on ne voudra pas nous laisser plus longtemps plongés dans la plus triste indigence.
C’est avec la plus grande reconnaissance que nous accepterions quelques hectares sur le sol algérien, attristés assurément par la dure nécessité qui nous contraint à quitter le pays où ont vécu nos frères, mais réconfortés par la pensée que nous trouverons sur la terre africaine une nouvelle France, une seconde patrie plus généreuse et moins désolée que celle qui nous oblige à émigrer.
Dans l’espoir que notre modeste supplique recevra de votre bienveillance un favorable accueil nous sommes, avec le plus profond respect, Monsieur le Ministre, vos très humbles et obéissants serviteurs. »
Luc Bronner écrit :
La colère était là, tapie depuis des années, ressassée, malaxée, conservée, et elle s’exprimait brutalement. La peur de ne plus y arriver. La peur d’avoir atteint l’extrémité de ce que l’être humain pouvait accepter en cette fin de siècle. Ce soir d’octobre 1888, le texte a été relu une dernière fois dans un silence complet. Je ne sais pas qui l’a prononcé à haute voix. L’instituteur ? Le maire ? Le curé ? Cet appel est si beau, écrit d’une langue qui châtie, une langue qui claque, qu’il pourrait être déclamé comme au théâtre, en respectant les blancs, les silences, en jouant avec la force des mots, de ces mots-là. « Le sol rebelle. Les âpres rigueurs. Les chétives ressources. Les déshérités de la nature. Les récoltes qui existent à l’état d’espérance. » Il y a de la poésie autant que de la politique dans cette souffrance de montagnards qui osent formuler leur impuissance face à la violence du monde.
(…)
Ce qui a fait la petite fortune de Chaudun a provoqué son malheur. Chaque été, depuis des décennies, les éleveurs du sud de la France, ceux de la plaine du Crau en particulier, expédient leurs moutons dans les alpages, jusqu’à 3 000 bêtes pour la vallée. Le déplacement, à pied, des animaux est encadré par des gamins payés à la pièce. Les paysans prennent la suite pour surveiller les bêtes, dans ce temps très long de l’engraissement au milieu des alpages. Les moutons se nourrissent d’herbe dans les pentes et produisent de la laine, à faible coût. Les paysans sont rémunérés comme bergers pendant trois mois, une fois le bétail arrivé en altitude. Ces moutons s’ajoutent aux animaux que possèdent les habitants, et dont ils tirent aussi la laine et la viande, vendues sur les marchés voisins.
La montagne, certes, est immense. Deux mille hectares, un cinquième de la commune de Paris, étagés entre 900 et 2 500 mètres, dans un cirque qui prend volontiers le soleil de l’après-midi. Mais les surfaces accessibles sont loin d’être aussi considérables, réduites par les rochers, les pentes dangereuses, les torrents, les terres de schistes. Trois mille moutons, ce sont trois mille mâchoires qui arrachent, déchiquettent, mâchent toute la végétation comestible, une douzaine d’heures par jour en moyenne, entre le sol et un mètre, lorsqu’elles ont faim, et elles ont, par nature, toujours faim. (…)
Richard Werly écrit :
«Les montagnards alpins, sans cesse aux prises avec les difficultés les plus lourdes et les plus imprévues, disputent péniblement à un sol rebelle et à un ciel peu clément les chétives ressources qui suffiront à peine à nourrir leur famille», écrivent-ils. Ils se présentent, dans cette missive, comme des «déshérités de la nature», pris dans un «combat de la vie terrible, continuel et souvent fatal». Destin connu en Valais, et dans tant de contreforts des Alpes suisses…
Luc Bronner écrit comme on ausculte. Spécialiste des banlieues, qu’il sillonna avec talent lors des fameuses émeutes de 2005, le journaliste met sa plume à l’unisson de la souffrance. Les jeunes femmes de Chaudun meurent en couches. Même un curé du village succombe. L’on copule à l’ombre des fagots. Les jeunes sœurs remplacent, dans le lit, leurs aînées disparues pour refonder des familles aux côtés de leurs ex-beaux-frères. «La dureté de cette France-là est inimaginable. Elle est celle des combattants de la guerre de 1870. Elle sera celle des Poilus envoyés combattre en 1914», explique l’auteur, dont les recherches pointent l’encadrement de cette population – déjà – par un Etat aussi protecteur que redoutable.
La République est intransigeante. Elle est affaire de fonctionnaires. Elle tolère qu’à Chaudun, les uns soient riches et les autres très pauvres. Elle consigne. Elle note. Elle indemnise à peine, puis replantera des milliers d’arbres dans ces vallées décimées par le bétail. «Un Etat visionnaire et impitoyable. La nature d’aujourd’hui lui doit tout. Ceux de Chaudun n’en ont presque rien tiré», juge Luc Bronner. Lui-même en est le produit. Ses aïeux émigrèrent aux Etats-Unis, comme beaucoup de montagnards de ces contrées, mais revinrent plus tard en France. L’exil était, à Chaudun, l’unique porte de sortie hors de la misère rurale.
LITTÉRATURE dans AOC
Un lieu commun – à propos de Chaudun, La montagne blessée de Luc Bronner ICI
Par Fabrice Gabriel
ÉCRIVAIN
Dans Chaudun, La montagne blessée, Luc Bronner raconte l’histoire étonnante d’un village des Hautes-Alpes abandonné et vendu par ses habitants à l’État à la fin du XIXe siècle : à force de déforestation et de surpâturage, la nature alentour avait été littéralement ruinée par ces gens modestes, qui essayaient en vain de s’extraire de la misère.
Quelle leçon tirer de cette « faute » ?
Fondé sur un travail d’archiviste aussi passionnant que minutieux, le livre du futur ancien directeur de la rédaction du Monde est d’abord une réflexion sur le présent.
C’est un beau livre qui s’ouvre sur une tombe, où la mort est présente très souvent, mais qui dit d’abord la vie, les vies : celles, difficiles, de gens simples dont Luc Bronner a recueilli le cours ancien en consultant une masse impressionnante d’archives relatives à Chaudun, ce village des Hautes-Alpes qui est un peu plus que le décor de son récit. La montagne blessée fait en effet de Chaudun le personnage principal d’une sorte de fable historique, assez fascinante, qui court du XVIIIe siècle jusqu’aux perspectives d’avenir de notre aujourd’hui.
Ce village a vécu, dans l’ingratitude d’un paysage pauvre en lumière l’hiver, où les destins sont brefs et la terre rude, où la pauvreté fut la norme. Et ce village est mort, vendu à l’État par ses habitants en août 1895 : étrange aventure d’un lieu commun, sciemment abandonné au bout d’années d’efforts et d’épuisement vain des ressources de la montagne, finalement restitué, exsangue, à la nature, au maigre profit d’exils individuels pour l’Algérie ou les régions voisines.
Avec une rigueur d’historien et une vraie plume d’écrivain, Luc Bronner raconte d’abord une histoire, dans une sorte de récit choral où il s’agit de retrouver des voix : qui étaient les habitants de ce village, au XIXe siècle, quels étaient leurs noms, leurs activités, leurs infimes espoirs de voir s’améliorer un sort d’une extrême modestie ?
Ce sont les registres d’État civil, les promenades au cimetière, le dépouillement des archives diocésaines et des correspondances soigneusement conservées qui aident à l’enquête, pour une espèce de plongée première dans ces vies d’un autre temps. Et c’est bien ce qui fait le sel initial du livre : la déambulation d’un randonneur passionné dans le double paysage d’une montagne qu’il connaît dans ses moindres parcelles et d’un territoire de papier où retrouver, comme sur la neige du passé, les traces de pas de gens oubliés, antihéros absolus de ce qui pourtant pourrait s’apparenter à un roman.
L’ignorance de l’enquêteur fait la force de l’écrivain.
Il y a dans ce désir de revoir et de savoir comme une célébration des beautés de l’archive, de sa puissance évocatoire, presque fantastique, qui fait réapparaître la silhouette de plus en plus précise de quelques fantômes, ces passants éphémères dont l’empreinte fut fugace, et dont on ne peut que rêver la vie à partir des rares signes qu’ils ont laissés.
Ainsi de la petite Félicie Marin, dont le mystère incertain offre au récit de belles pages d’ouverture : « Le cimetière. C’est là, mieux qu’ailleurs, que se comprennent les sociétés. Leurs fractures. Leurs plaies. Leurs secrets. À Chaudun, dans le carré où ont été enterrées et mélangées avec la terre des générations d’hommes et de femmes, les ronces ont conquis l’espace, il ne reste plus qu’une pierre tombale, ultime trace de vie et de mort, avec ces mots gravés que l’on distingue encore en écartant les plantes sauvages : « Félicie Marin, morte le 30 avril 1877, à l’âge de 17 ans. » Dix-sept ans. Félicie Marin, j’ignore quels étaient ses espoirs, ses peurs. J’ignore à quoi ressemblait son visage, si elle avait gardé ses cheveux longs, si elle les dissimulait sous un foulard, si l’hiver et le soleil des champs avaient déjà brûlé sa peau, si ses mains avaient déjà pris la corne des montagnards, si elle avait pu être heureuse, à quoi ressemblaient son sourire, son rire, sa voix… »
L’ignorance de l’enquêteur fait la force de l’écrivain, qui va chercher dans les lieux perdus et le papier pelure des documents anciens la trame d’une histoire vraie, mais si singulière qu’on la dirait imaginée exprès pour nous donner à penser notre relation contemporaine à la nature, à la planète même.
Cette histoire, c’est celle de gens qui souffrent des âpretés de leur condition et de la situation géographique d’un village où il n’est pas bon être nommé, quand on est prêtre ou instituteur : autant de « vies minuscules » dont Luc Bronner restitue les échos avec la minutie d’un mémorialiste inspiré, attentif au concret des existences, aux listes d’objets, à l’envoûtement des dates, des âges, des noms, des morts… Car la vie est difficile, à Chaudun, et le réflexe des hommes pour échapper à la misère est alors de solliciter la montagne, en lui demandant plus qu’elle ne peut donner, dans une manière de fuite en avant qui donne littéralement le vertige.
La montagne blessée raconte comment les habitants d’un village ont ruiné la montagne en croyant – provisoirement – se sauver. À force de déforestation et de surpâturage, un désastre écologique autant qu’humain a eu lieu, qui aboutit à la vente de la commune aux services des Eaux et Forêts, les habitants finissant par renoncer à leurs biens pour échapper au cauchemar – à suspens – que nous fait revivre l’auteur, ressuscitant par exemple une lettre de 1888 des villageois au Ministre de l’agriculture, où cette catastrophe est annoncée dans une assez jolie rhétorique d’époque : le sol est « rebelle » et les ressources « chétives », les récoltes « n’existent qu’à l’état d’espérance »…
La grande originalité du récit de Luc Bronner est de nous communiquer, sans autre recours ou effet que la précision et rigueur des archives, ce sentiment de plus en plus oppressant d’une fatalité que l’homme a lui-même provoquée, dans ce qui est explicitement désigné comme un « cercle vicieux », et dont la prose épouse, l’air de rien, l’espèce de cycle tragique
« Trop d’hommes et de femmes, trop de bêtes à nourrir. En trois décennies, la plupart des forêts ont disparu, ravagées par les coupes sauvages pour chauffer les foyers l’hiver et utiliser les plus beaux arbres pour entretenir les maisons. Un cercle vicieux terrible, cercle déprimant du court terme et de l’exploitation. Pour survivre, les bergers ont accepté de prendre plus de moutons pendant l’été. Des milliers de bêtes, qui ont piétiné les pelouses de montagne, creusé les chemins, érodé les pentes au-dessus des ruisseaux. À cause de la déforestation, l’eau déborde au printemps et transforme les ruisseaux et les torrents en forces de destruction qui font rouler les pierres, les arbres, la terre. L’hiver, ce sont les avalanches qui descendent et balaient ce qui reste des forêts, des chemins. La vallée est exsangue, les bois sont décimés, les pâturages inexploitables. La faute de l’être humain, sans appel, une faute qu’il paye très cher»
La personnification de la montagne prend presque valeur de mythe et oblige absolument à considérer notre futur.
Une faute, voilà bien le nœud central du livre : La montagne blessée implique un coupable, et nous interroge sur notre propre rapport aux éléments, dans l’urgence écologique pour laquelle les alertes se multiplient aujourd’hui. L’histoire de Chaudun, village réduit aux ruines dans un paysage que l’homme a abîmé, mais dont les blessures ont cicatrisé (la nature ainsi a repris ses droits, à force d’efforts, de reboisement, et plus simplement de temps…), peut se lire, de fait, comme une fable et un avertissement.
Luc Bronner essaie, et c’est aussi la noblesse de son entreprise, de comprendre au plus près ce que furent les femmes et les hommes d’une époque où il s’agissait d’abord de survivre, où les conditions mêmes de l’existence rendraient sans doute anachronique l’acception contemporaine de la notion d’écologie.
Nul procès rétrospectif simplificateur dans son travail d’archiviste, mais la volonté de nous rendre sensible à ce qui doit demeurer, aujourd’hui, d’un équilibre entre l’homme et la terre qu’il habite, qu’il croit posséder, mais dont il peut oublier parfois ce qu’elle est : vivante, également. Du coup, la personnification de la montagne, qui guide l’ensemble du récit, prend presque valeur de mythe, et oblige absolument à considérer notre futur.
Retrouvant le compte rendu d’un voyageur de la fin du XIXe siècle, Onésime Reclus, l’auteur reprend les formules terribles par lesquelles est décrit le destin du village de Chaudun, plaqué « contre la roche vive, sans un arbre, sans un brin d’herbe, sans un bout de champ, sans un liseré de prairie », devenu « une casse inhabitable… une pierraille, une rocaille, une Sibérie d’hiver, un Sahara d’été. »
Difficile, 130 ans plus tard, de ne pas lire dans ces lignes quelque chose comme la préfiguration cauchemardesque de ce qui pourrait arriver, à une autre échelle, si se confirmait une forme d’inconscience collective quant à l’épuisement des ressources naturelles de la planète.
Si La montagne blessée n’a rien d’un tract politique, et si son propos est d’abord le passé, revisité avec une double attention d’écrivain et de mémorialiste scrupuleux, son effet n’en est pas moins de nous offrir un miroir tout à fait contemporain : nous y voyons cette espèce de village planétaire auquel nous pouvons avoir l’illusion d’appartenir, quels qu’en soient les exclus, et nous y devinons des menaces qu’il serait fou, peut-être criminel, de négliger. L’archive peut donc nous apprendre le présent de demain : Luc Bronner le montre d’une façon remarquable