Lorsque Marthe Regnault, la sage-femme aux mains larges comme des battoirs de lavandière, recueillit, après l'ultime poussée de ma mère, les cinquante-deux centimètres visqueux de mon corps, j'étais à la limite de la cyanose. Par bonheur j'échappais aux fers. Pendu, à bout de bras, par les pieds, je l'entendais proclamer de sa voix de stentor " c'est un garçon ! ". Imaginez-vous la scène. Comprenez mon courroux. D'un coup d'un seul, après un périple dangereux et besogneux, on me faisait passer d'une position de coq en pâte à celle, ridicule et humiliante, de vermisseau gluant exposé à l'air libre tel un vulgaire saucisson. Intolérable ! Révolté je couinais comme un goret pour le plus grand plaisir de cette femme qui n'avait rien de sage. Ce cri primal me valait de me retrouver dans une position plus conforme à mon statut de nouveau-né. On me lavait. Par petites touches je virais au rose bonbon. On m'emmaillotait. Je souriais aux anges bien calé dans la corbeille des bras de ma Madeleine de mère.
" Ce petit salopiaud a du caractère. Il sait ce qu'il veut et, croyez moi Madeleine, avec un tel sourire ce sera un grand séducteur, un ravageur des coeurs..." Non mais, de quoi je me mêle l'accoucheuse, ce n'est pas ton rayon, garde tes lieux communs pour les lectrices de "Nous Deux". J'étais vénère. Sous mon sourire ravageur je fis ma première colère rentrée ; une colère fondatrice bien-sûr. " Qu'étais-ce donc ce monde d'apparence ? Mon minois de bébé rose ne préjugeait en rien de mes actes futurs. Etais-je programmé ? Je repoussais avec force ce déterminisme de pacotille..." Chemin faisant je m'apercevais que je me trouvais bien à l'intérieur de moi-même. Ce sentiment m'avait déjà habité lorsque, sitôt les eaux libérées, dans la tourmente de mon périple, si long et si court, à chaque contraction j'avais hâte de retrouver la volupté de mes profondeurs. Ma conviction était faites : c'était le seul lieu où je puiserais la force pour affronter ce monde où, au petit matin, on venait de me jeter.
Libéré du dernier lien, pomponné, prenant goût à l'air que je respirais, je me laissais glisser dans la paix de mon petit jardin d'intérieur. Moment voluptueux, moment que choisit ma mère pour confier au clan des femmes qui s'affairait " ce sera Benoît..." Coup violent et inattendu au plexus solaire. Je réprimais un cri de stupéfaction en engouffrant mon pouce dans ma bouche. Déjà quelle maîtrise ! Quel sang-froid ! Ma succion élégante stupéfiait le clan des femmes. Elles s'esbaudissaient. Je retrouvais le suc de ma bulle. Réfléchissais. Analysais froidement la situation. " Par quelle prescience ma mère avait-elle su anticiper sur mon moi profond ? " Ce Benoît était raccord avec le capital de duplicité que je découvrais en moi. Formidable intuition de Madeleine que d'accoler ce prénom à mon image de chair. Sur la photo Ferlicot, à nouveau nu comme un ver sur un coussin de soie, j'arborais mon sourire de bébé Cadum qui allait si bien avec le secret de mes profondeurs.