A l'air libre, sur le trottoir face à la tranchée des voies en provenance de la gare d'Austerlitz, je me sentais soudain aussi inutile qu'elles. Rouillé, bouffé par les mauvaises herbes, un vieux machin qui joue à exister. Qui, aujourd'hui, prend le train gare d'Austerlitz ? D'ailleurs, en dehors des nostalgiques, qui se souvient du soleil d'Austerlitz, de l'apogée du petit corse au bicorne ? Plus grand monde, et pourtant, cette foutue gare, qui contrairement à celle d'Orsay n'est pas un musée, ressemble à une verrue desséchée. Elle s'incruste. Maintien par son cordon ombilical obsolète une césure noire dans ce quartier renaissant. Inertie du mastodonte ferroviaire, conservatisme de la caste d'ingénieurs qui savent pourtant lancer, hors les fortifications de la ville capitale, leurs flèches argentées à des vitesses phénoménales et charroyer encore, en des wagons à bestiaux, des voyageurs incertains en partance pour des contrées ignorées. Fourbu, en bout de course, pourquoi diable vouloir soutirer tout ce pus du bubon de ma vie ? Qui cela intéressera-t-il ? Personne ! Mon orgueil et ma couardise, ce goût stupide de mettre en scène mon malheur comme s'il était unique, sans équivalent, m'a conduit dans des chemins de traverse. Je m'y suis embourbé. Du gâchis ? Bien sûr que non, ce serait accréditer la certitude que la belle vie dont je rêvais enfant, celle qui s'était disloquée comme le corps de Marie sous l'impact d'une mobylette d'ivrogne, m'était due. Tout ce temps d'errance et de divagation que je venais de laisser s'écouler affirmait ma faiblesse. Tu n'as récolté que ce que tu mérites aurait dit maman.
Raphaël me suivait comme un reproche. Dans mon dos je sentais le poids de son regard. Le regard d'un lecteur exigeant entré dans mon intimité par effraction, d'un intrus devenu mon complice. Il me tenait. Je ne pouvais plus reculer. Ce salaud braquait sur moi l'exigence d'aller au bout de cet écrit commencé dans l'urgence. Mes doigts de pieds épandus dans mes tongs frétillaient. L'envie m'investissait de nouveau. Je n'étais plus seul. Il me fallait me caler sur lui. M'accrocher comme le lierre. Etre dépendant des autres. Me faire dorloter. Retrouver la sérénité de ma matrice première. Au chaud, coupé de tout, logé, nourri, blanchi loin du bruit et de la fureur du monde. Tant de solitude, tant de force, écrivait Thomas de Quincey dans les Confessions d'un mangeur d'opium anglais. Ecrire donc ! Me jeter dans l'écriture matinale comme si c'était un labour. Aller et venir d'un bout à l'autre du champ, avec régularité, obstination. Retourner la terre. Lui redonner vie. Ajouter une page aux autres. Raturer. Jeter en boulle. Reprendre le sillon. Espérer que du fatras de mes souvenirs naîtra une trace. La mienne. Nous venions d'arriver au pied de l'immeuble de Jasmine. L'interphone grésillait. Sans même demander si c'était moi, Jasmine ouvrait car elle savait que c'était moi. Dans le hall Raphaël me précédait. Mon garde du corps ouvrait la route. Je pouvais cheminer sans crainte.