Mousset, insensible aux ébraiements de son collègue, me traînait jusqu'à un café minuscule. C'était un rade enfumé plein de vieux arabes qui jouaient aux dominos en buvant du thé à la menthe. En dépit de sa visible aversion pour le lieu et ses occupants Dornier nous y suivait en tirant la gueule. Derrière son bar en formica rouge, le patron, un torchon sale sur l'épaule, nous accueillait avec l'obséquiosité de celui qui flaire la présence des flics. A peine assis Mousset s'offrait une Gitane maïs fraîche. Elle grésillait sous l'impact de la flamme de son allumette et un nuage âcre s'épandait dans nos yeux et nos narines. Dornier protestait en s'éventant avec un journal qui traînait sur la table. Le patron s'empressait et revenait prestement avec notre commande. Les tasses ébréchées et les verres douteux tiraient une moue de dégoût à Dornier. Je le sentais au bord de la rupture. Les vieux claquaient violemment leurs dominos sur le formica des tables. Dornier sursautait. Au quart de sa consomption la cigarette de Mousset s'éteignait et un peu de cendres s'épandait sur la table. Le café sentait la lessive. Avec sa grosse boîte d'allumettes Mousset me rappelait mon Jean de l'Ile d'Yeu. Le flash violent du visage de Marie télescopait celui de Sylvie. Une monstrueuse envie de chialer me submergeait. Je chialais de grosses larmes ventrues. Elles dégoulinaient, chaudes et salées, sur mes joues et mouillaient mes lèvres ; le goût du beurre de sardines. Je hoquetais. Les vieux piquaient plus encore du nez sur leurs dominos. Dornier me toisait de son mépris. Je reniflais. Mousset me tendait son mouchoir. Je me mouchais bruyamment. Mousset me glissait le petit verre de Calvados dans la main : "boit !" Je l'enfilais d'un trait, avalais de travers et le régurgitais en pluie fine sur la tronche de Dornier. Mousset me tapotait le dos. Dornier pestait en s'essuyant le visage. Je pleurais toujours mais doucement, sans bruit.
Mousset me remis d'aplomb avec force de sucres trempés dans le Calvados. D'aplomb c'est beaucoup dire car je ne sentais plus mon corps et j'affichais un sourire niais qui cadrait mal avec ce qu'on me racontait. Que Brejoux puisse être l'auteur d'un tel carnage me plongeait dans une stupéfaction que l'eau-de-vie auréolait d'une lévitation béate. Je ne cessais de dire " ce n'est pas possible, ce n'est pas possible..." Crime prémédité, sauvage, exécuté sans faillir ; Sylvie en le voyant savait qu'elle allait mourir. Mousset tirait de la poche de son imperméable une grande enveloppe kraft. Il m'interrogeait : "tu te sens prêt à affronter les photos ?" J'opinais en affichant toujours mon air de Lou Ravi. Dornier se curait les dents en affichant un air faussement détaché. Les vieux, depuis ma séance lacrymale, jouaient en silence. Mousset rangeait les tasses et étalaient les photos, une à une, face à moi. Mon état me sauvait de l'effondrement. Le corps de Sylvie, supplicié, désarticulé, gisait sur un drap blanc, les bras en croix, les cuisse ouvertes. Dans une mise en scène d'halluciné Brejoux devait l'avoir d'abord tondue, puis, au sens propre, crucifiée, puis énuclée vivante. Mes mains tremblaient en effleurant le papier glacé des photos. De la sueur glacée dégoulinait. Mes yeux se vitraient. Je balbutiais "mais comment a-t-il pu faire ça ?" Dornier me chargeait "parce que tu lui as piqué sa femme..." Je m'affaissais plus encore sur ma chaise. Ce con n'avait peut-être pas tout à fait tort mais autant de barbarie ne pouvait se nourrir que d'une folle jalousie. Il devait y avoir des raisons plus profondes...