La France adore les classements de toutes natures : ça va du classement à la sortie de ses grandes écoles jusqu’au classement des Crus de Saint-Émilion et, bien sûr, les exceptions, au premier rang desquelles la culturelle et moins connue, œuvre de Napoléon, celle de posséder deux ordres de juridiction : la civile et l’administrative. Nous sommes le peuple le plus intelligent, le plus génial de la planète car nous sommes capables de mettre en place de savantes machines à classer, sous le contrôle éclairé de notre Administration, de méconnaître tout de même chemin faisant « les principes cardinaux du droit administratif que sont l’égalité de traitement des candidats ou l’impartialité de la composition du jury (1), donc de prêter le flanc à des recours de la part des déclassés, de prendre un arrêté interministériel homologuant le 12 décembre 2006 le beau travail de classement pour le voir annulé par une décision du tribunal administratif de Bordeaux le 1ier juillet 2008. Pfutt, plus de classement : en effet l’ancien homologué par arrêté du 8 novembre 1996 « est devenu caduc dix ans après cette publication ». Le premier est caduc et le second annulé : le trou noir. Sauf que dans la nuit du 9 au 10 juillet un amendement présenté par le Gouvernement (un pur cavalier) au projet de loi de modernisation de l’économie en discussion au Sénat proroge l’ancien classement pour les vins issus des récoltes 2006 à 2009. Ouf, tout le monde est content sauf les promus ! Pas si sûr et je vais essayer de dire pourquoi.
Peut-on vraiment continuer de vouloir fonder la valeur économique d’un Cru sur un classement administratif ? À la suite des derniers épisodes contentieux, quel intérêt présente encore un classement qui tirait sa force et son caractère incontestable de la garantie de régularité juridique que lui accordait le fait qu’il soit réalisé sous le contrôle de l’INAO ? Dans la réalité du commerce ce qui fait la valeur d’un vin est-ce sa place dans un classement issu de dires experts ou le marché ? Dans le cas d’espèce tout le monde sait que des vins plus chers et plus célèbres ne sont pas classés. Mais, comme le classement fait partie intégrante du patrimoine de l’appellation Saint-Emilion et que les mentions : 1ier Grand Cru classé A (2), 1ier Grand Cru classé B (13) et les grands Crus classés (46) sont protégées par le droit communautaire, on ne peut s’en tenir à ce type d’argument. De plus, comme le fait remarquer le Pr Jean-Marc Bahans « ce n’est pas la pertinence du classement qui est stigmatisée par les juges et la légalité interne de l’arrêté n’est pas remise en cause. Aucune erreur manifeste d’appréciation n’a été retenue dans les deux instances évoquées. L’avenir du classement des crus en Bordelais n’est en réalité pas compromis… » Donc, si les principes du sacro-saint droit administratif à la française sont respectés l’ordre pourra régner à nouveau.
Il n’empêche qu’un classement à haute valeur économique qui intègre dans sa procédure une dégustation sera toujours contestable car, par construction, la dégustation est un élément purement subjectif, donc sujet à caution, donc contestable, qui pour avoir une quelconque valeur, doit être pratiquée par des experts ayant une réelle connaissance de l’appellation et qui de ce fait seront souvent juges et parties donc susceptibles d’être accusés de partialité. L’externalisation de la dégustation déporte le problème sans, ni le régler, ni apporter une réponse incontestable. Alors que faire ? À mon avis, l’une des pistes à expertiser, étant donné l’ambivalence du classement, est d’étudier la possibilité de sortir la procédure de classement de la machine infernale du droit administratif et de sa juridiction spécifique. De la privatiser au sens juridique s’entend.
Je m’explique.
Les fondements juridiques de la procédure du classement (extrait de l’article du Pr JM Bahans du 21 juillet 2008)
« C’est un décret du 7 octobre 1954 qui a établi les fondements d’un classement des crus de Saint-Emilion, c'est-à-dire un classement des exploitations viticoles bénéficiant de l’appellation d’origine en cause, devant être révisé tous les dix ans. Le classement qui vient d’être annulé était le cinquième depuis l’origine. A l’heure actuelle, les règles présidant à ce classement sont fixées par le décret du 11 janvier 1984 relatif aux appellations d’origine contrôlées « Saint-Emilion » et « Saint-Emilion grand cru » et par le règlement de classement qui lui est annexé (V. A. Vialard, Les classements des vins de Bordeaux, Eurowines, févr. 2005, p. 42-49). L’article 7 du décret du 11 janvier 1984 prévoit que les mentions « Grand cru classé » et « Premier grand cru classé » sont réservées à « des exploitations viticoles ayant fait l’objet d’un classement officiel homologué par arrêté conjoint du ministre de l’agriculture et du secrétaire d’Etat chargé de la consommation, après avis du syndicat intéressé sur proposition de l’INAO ». Il prévoit encore que le classement doit être fait en respectant un règlement soumis à l’approbation des deux ministres en cause. Enfin, il ajoute que « le classement susvisé est valable pour dix ans à compter de la parution de l’arrêté d’homologation ».
Le règlement prévoit que le classement est fait par une commission nommée par l’INAO sur proposition du syndicat intéressé, qui peut avoir à sa disposition l’ensemble des informations qu’elle estime utiles. Ce règlement précise l’ensemble des règles de procédure qui doivent être suivies pour l’établissement du classement. On peut relever parmi celles-ci que les échantillons doivent être prélevés par l’INAO, que les décisions défavorables de la commission doivent être notifiées par le même institut et que les candidats malheureux peuvent s’expliquer devant la commission et solliciter un nouvel examen. »
Les résultats de cette procédure :
Le nouveau classement ne modifiait pas la short liste (2) des 1ier Grand Cru classé A : Ausone et Cheval-Blanc mais accordait une promotion de Grand Cru Classé à Grand Cru classé B à 6 nouveaux châteaux : Bellefont-Bercier, Destieux, Grand-Corbin, Grand Corbin-Despagne et Montbousquet et déclassait dans le sens inverse 13 châteaux : Bellevue, Cadet-Bon, Curé-Bon, Faurie de Souchard, Gadet St Julien, La Clusière, La Tour du Pin Figeac, La Marzelle, Petit Faurie de Soutard, Tertre Daugay, Villemaurine, Yon-Figeac… et aucun petit nouveau n’entrait dans le Saint des Saints. Bien évidemment, n’ayant aucune compétence particulière en ce domaine, je ne vais pas m’aventurer à porter un jugement de valeur sur les promus ou les déclassés mais je vais me contenter de 2 remarques :
- un classement qui fonctionne en circuit fermé : aucun nouvel entrant et aucun sortant sent le club et la consanguinité. Dans les compétitions sportives, même les plus grands, quand ils ne sont pas à la hauteur, descendent ;
- les seuls pénalisés dans cette affaire, telle qu’elle s’est dénouée, sont les promus dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’ils récoltaient là le fruit de leurs efforts. Donc tout ça pour ça : on sauve les meubles mais quelque part nous nous discréditons et nous prêtons le flanc aux critiques, voire aux recours de nos clients.
La justice administrative est une incongruité à la française
Bien évidemment, dans le cas d’espèce, je ne mets pas en cause la compétence des magistrats administratifs du Tribunal de Bordeaux mais, comme l’a fait remarquer Arnaud Montebourg (qui n’est pas habituellement ma tasse de thé) à l’occasion de la réforme des institutions « la modernisation de la justice administrative devait être posée à l’occasion de la réforme des institutions. Le défaut d’indépendance des magistrats administratifs, qui sont avant tout des fonctionnaires, ainsi que la double compétence du Conseil d’État, à la fois conseiller du Gouvernement sur la rédaction des actes administratifs et juge de la légalité de ces mêmes actes, a conduit ces dernières années à une multiplication de recours contre la France devant la Cour européenne des droits de l’homme qui ridiculisent notre pays[1]. À cet égard, et sans même évoquer la question des nominations au tour extérieur, les fonctions du commissaire du gouvernement, qui ne représente pas le Gouvernement mais s’exprime devant les juridictions en dernier sans qu’il soit possible de lui répondre, sont révélatrices de l’anomalie que constitue aujourd’hui le fonctionnement de la justice administrative française. Il s’est donc déclaré en faveur d’une clarification du rôle et de la situation du Conseil d’État dont la fonction juridictionnelle ne doit pas être consacrée par la Constitution. »
Pour illustrer mon propos je me permets de citer les déclarations de monsieur Pierre Carle associé propriétaire du Château Croque Michotte à Saint-Emilion qui, à défaut d’être toujours juridiquement pertinentes, sont significatives de la défiance du justiciable vis-à-vis de la justice administrative : « Dans ses conclusions le Commissaire du Gouvernement chargé de défendre l’administration, a rejeté toutes les démonstrations des avocats des viticulteurs. Mais il l’a fait avec une prudence de chat et un luxe de précautions. Et surtout il n’a, à aucun moment, fait appel à la loi, aux textes de loi votés par les représentants du peuple. Le Commissaire du Gouvernement n’a pu se reposer que sur des jurisprudences. Saluons au passage la performance de ce représentant de l’Etat qui, voulant à tout prix défendre l’administration, est allé rechercher jusqu’à près de cinquante ans en arrière les jurisprudences les plus inattendues que les juges de l’époque se sont donnés beaucoup de mal à rédiger afin de justifier – quoi ? des erreurs administratives qui auraient dû être annulées par les textes votés par le Parlement ! Ajoutons que nous n’avons pas le loisir d’aller vérifier ces jurisprudences qui concernaient des décisions administratives bien loin de notre problème de classement. Mais il est à parier qu’un examen approfondi de toutes ces décisions montrerait que toutes ces jurisprudences ne sont pas logiquement applicables dans nos affaires. Ces jurisprudences sont censées justifier des mesures de rétroactivité, accepter des conflits d’intérêt, accepter l’opacité des procédures de classement sous le couvert de souveraineté de la Commission ».
Privatiser la procédure de classement est la seule solution moderne
L’INAO n’a rien à faire dans cette galère. L’Institut doit être le garant des règles fondamentales de nos appellations non la caution d’une compétition dont le résultat pèse sur la valeur du vin. C’est donc au Conseil des Vins de Saint-Emilion de remettre l’ouvrage sur le métier, de proposer une nouvelle procédure se fondant sur un contrat privé auxquels les compétiteurs souscriront s’ils souhaitent participer à la compétition et surtout de prévoir en cas de conflits ou de contestations une procédure d’arbitrage, plus réactive et plus rapide, dont les décisions ne seront pas susceptibles de recours au contentieux. La puissance publique n’a pas à s’impliquer dans des procédures qui ont pour résultat d’influer sur le cours économique des choses. Sans doute va-t-on m’accuser d’être totalement iconoclaste et de m’occuper de ce qui ne me regarde pas mais ce n’est que mon point de vue, il n’engage que moi mais une véritable rénovation juridique de ce type de procédure s’impose. Nous qui donnons des leçons à la terre entière, avec un soupçon d’humilité et de pragmatisme, en nous engageant sur cette voie, nous nous épargnerions de nous faire taxer d’inventer des usines à gaz qui accouchent de situations aussi incompréhensibles qu’inextricables et de pénaliser les entreprises qui se retroussent les manches pour porter plus haut leur vin et ainsi l’appellation toute entière.