L’aérogare de Tempelhof nous fascina par son avant-gardisme, en comparaison celle d’Orly semblait bien provinciale avec sa façade plate de HLM. Ici, sur plusieurs niveaux, le bâtiment principal semi-circulaire de 1230 mètres de long, réalisé sous le 3ième Reich, impressionnait par sa fonctionnalité et sa démesure. Alors que nous nous extasions dans l’immense hall, un gros bonhomme, caricature du Bavarois buveur de bière, nous abordait, avec un air de contentement, pour faire savoir à ces petits français impressionnés que ce bâtiment était le 3ième plus grand au monde par sa surface au sol après le Pentagone et le palais du génie des Carpates à Bucarest. Chloé me murmurait à l’oreille « et si je lui répondais : salaud de nazi, tu crois que je ferais mouche ? » Je la tirais brusquement par le bras laissant en plan sans autre forme de procès ce digne représentant du Schweinesystem. « C’est un flic... » lui dis-je entre les dents. « Et comment tu sais cela mon grand ? » Je me contentais de sourire en haussant les épaules. Dans le métro qui nous emmenait vers le centre du quartier de Kreutzberg je confiais à Chloé ma crainte d’être la victime d’une manipulation. Elle fronçait les sourcils « Une manipulation ! Mais manipulé par qui ? Tu deviens parano... » Je soupirai « Peut-être bien mais nous sommes ici en zone américaine et c’est le champ de jeu de la CIA alors je pense qu’il nous faut vraiment nous tenir sur nos gardes sinon nous risquons de nous retrouver au milieu d’une partie de billard à trois bandes... » Mes propos alambiqués ne la convainquaient pas « Sois plus explicite mon grand ! » Alors j’allais droit au but « À la réflexion je ne comprends pas pourquoi Marcellin m’envoie ici si ce n’est pour que je serve de poisson pilote aux Yankees ... » Chloé s’esclaffait « Tu viens tout juste de t’en apercevoir. Je rêve ! C’est évident que tu n’es plus ici maître du jeu. Je croyais que tu l’avais compris : dans ce putain de Berlin ce qui compte pour les américains ce ne sont pas ces petits connards que nous allons rencontrer mais les communistes est-allemands de l’autre côté du mur. Marcellin t’envoie dans cette pétaudière pour savoir où se trouve la menace réelle, pour identifier quels sont les éléments qui sont entre les mains de Moscou. Quel jeu joue nos soi-disant alliés. La guerre froide c’est cela mon tout beau. Fini de jouer solo mon coco, ici c’est la cour des Grands. » Fataliste je concluais « alors nous allons leur en donner pour leur argent... »
En retrouvant l’air libre en plein quartier de Kreutzberg nous pûmes vérifier que la zone de chalandise de nos petits camarades étudiants ne respirait guère l’opulence renaissante de l’Allemagne de l’Ouest car elle se composait essentiellement d’usines bombardées, de gares désaffectées, d’HLM trop proches du mur pour séduire les promoteurs et elle était cernée de bidonvilles turcs empestant la fumée de charbon de bois et le suif de mouton rôti. Nous rôdaillâmes dans des cafés peuplés d’une faune fumant du shit sous des drapeaux du Viêt-Cong et des photos de Mao et d’Hô Chi Minh. L’évocation du nom de Sacha auprès des camarades ne nous attira que des sourires vagues ou même une forme d’hostilité sourde. Fatigués nous échouâmes dans une sorte de club en sous-sol où un guitariste en keffieh palestinien jouait vaguement du Joan Baez sous les regards indifférents de quelques corps indistincts vautrés sur des matelas jetés à même le sol. Certains se pelotaient sans enthousiasme pendant qu’une fille dans un coin allaitait un moutard roussâtre. Venant de je ne sais où un charmant Suédois efféminé nous tendait deux canettes de bière. Nous nous posâmes sous un drap tendu sur lequel une main malhabile avait peint des slogans contre la bombe à neutrons. Olof, le suédois, gérant de ce club communautaire, se roulait un joint tout en s’enquérant, dans un anglais hésitant, de notre situation. Notre réponse « Nous cherchons Sacha... » lui tirait un mince sourire, le premier de la journée, qui nous remontait le moral. Toujours dans son anglais guttural il nous confiait « Je crois qu’il loge dans un grand entrepôt avec ses camarades du « Centre de la Paix ». C’est une communauté. Ici presque tout le monde vit en communauté. Vous devez avoir faim. Je vais vous conduire dans un restaurant à kebabs ... » Nous tétions nos bières, demandions à régler ce qui nous valait un nouveau sourire las, et nous le suivions dans un lacis de ruelles sombres jusqu’à un appenti couvert de tôles. « C’est chez Mustapha, l’agneau y est délicieux vous verrez. » Pendant que nous nous restaurions, notre nouvel ami Olof, toujours aussi obligeant, nous dessinait sur une feuille de carnet le plan qui nous permettrait de nous rendre jusqu’à la tanière de Sacha. Le thé à la pomme avait plutôt un goût de serpillière mais, après notre journée d’errance, la perspective de nous poser en un lieu hospitalier nous le faisait apprécier bien mieux qu’un Earl Grey de chez Mariage. Je réglais l’addition avec mes dollars pour le plus grand plaisir de Mustapha le patron qui, pour nous remercier, nous enveloppait des halvas dans du papier journal. Avant de nous quitter Olaf murmurait quelques mots à l’oreille de Chloé qui opinait en souriant.
La nuit tombait. Le suivi du plan d’Olaf nous conduisait jusqu’à un canal dont les eaux noires reflétaient les auréoles jaunasses de gros projecteurs juchés sur des miradors qui s’alignaient, à intervalles réguliers, sur la berge d’en face. Soudain sur notre gauche, alors que nous nous engagions sur le chemin de halage plein de fondrières, surgissait une vedette de la police truffée de mitrailleuses. Son projecteur puissant nous enveloppait l’espace d’un court instant avant de continuer sa course sur les murs de briques des usines éventrées. Nous n’étions pas très rassurés. Chloé me tirait par la manche « Je crois qu’il nous faut prendre cette rue, là... » elle pointait le doigt vers une ruelle aux pavés disjoints. « Que te voulait Olaf ? » Ma question hors de propos lui tirait un rire nerveux. « Coucher avec moi mon grand... ça m’a l’air d’être le sport national ici...» Comme je n’étais pas convaincu par sa réponse je revenais à la charge. « Tu me racontes des bobards. Je suis sûr que c’est avec moi qu’il souhaitait copuler... » Chloé ricanait « puisque tu sais pourquoi me poses-tu la question alors ? » Ma réponse me restait en travers de la gorge car, face à nous, tel un décor de cinéma, sous le halo blafard de rares lampadaires se dressait une muraille de parpaings grisailleux couronnés d’un buisson de barbelés rouillés, haute d’au moins 6 mètres. Transis, bras ballants, nous restâmes plantés face à elle pendant une poignée de minutes sans même entendre les pas de deux flics dans notre dos. « Vous n’avez jamais vu le Mur ? »