Lorsque Jean-Pierre Soisson, au tout début d’octobre 1992, débarqua dans mon bureau du 78 rue de Varenne alors qu’il venait de faire son retour au gouvernement comme Ministre de l’Agriculture et du Développement Rural de Pierre Bérégovoy, après un épisode électif au Conseil Régional de Bourgogne digne de la commedia dell arte, je ne soupçonnais pas le grand guignol que j'allais vivre au cours de cette belle journée et dans celles qui suivront. Tutoiement immédiat, Jacques par ci, mon ami Jacques par là, alors que ne nous étions jamais croisés auparavent, me laissait songeur mais me laissait de marbre face à la volonté de Jean-Pierre de m'empêcher d'aller planter mes choux ailleurs. Beaucoup d’entre vous me disent souvent : tu devrais écrire sur tout cela. Ma réponse invariable est non. Pourquoi non ? Tout bêtement parce que j’aurais le sentiment de trahir l’intimité de ces hommes politiques que j’ai côtoyé.
Jean-Pierre d’Auxerre, comme le disait avec un petit sourire Henri (Nallet) de Tonnerre est un homme ondoyant, charmeur, menteur comme un arracheur de dents, Ministre d’ouverture de Mitterrand après avoir été secrétaire-général des RI de Giscard, était un bon vivant qui proclamait à l'envi et démontrait en toute circonstance sa passion immodérée pour le Chablis cher au cœur du père Guy (Roux).
Je vous propose de visionner dans son intégralité – il y a un bref intermède de news avec Loana – la vidéo d’un épisode très représentatif du Soisson que j’ai connu. En bonus de la confrontation Bordeaux/Bourgogne je vous offre la transcription d’un café géo au FIG de Saint Dié de 2002 avec Jean-Robert Pitte et Jean-Paul Kaufmann comme officiants.
Café géo de Saint-Dié, conférence dégustation, 2 octobre 2004
Bordeaux/Bourgognes : je t’aime, moi non plus
Gilles Fumey introduit la discussion en indiquant que Bordeaux et Bourgogne sont des produits merveilleux et des noms magiques. Il présente cet exercice un peu difficile qui est l’éloge de la différence, un témoignage de la capacité des Français à fabriquer des produits aussi différents que riches.
Jean-Robert Pitte propose quelques citations qu’il trouve très méchantes que les Bordelais font à propos du Bourgogne et inversement. Comme l’a indiqué Brillat-Savarin (auteur de la Physiologie du goût, 1826), avant l’Empire, Paris était la ville du Bourgogne. François Mauriac (de Bordeaux), auquel on proposait du Bourgogne, avait répondu : « du Bourgogne ? Je préfère le vin. ». Philippe Sollers écrivait en 1981 : « Il n’existe de vrai vin qu’à Bordeaux. Le Bourgogne est trop sanguin, c’est un vin de sauce et de sang, une boisson pour sauce, dans laquelle on ressent la lourdeur effroyable des terroirs. Ceux qui aiment le Bourgogne sont des ploucs. » A l’inverse, plusieurs ont chanté les vertus du Bourgogne. Jean Laplanche, le grand psychanalyste, était propriétaire d’une vigne à Pommard. Jean-François Bazin, l’ancien président de la région Bourgogne, natif de Gevrey-Chambertin, disait : « Nous abandonnons volontiers le Bordeaux aux malades et préférerions le vin des bien portants. »
Pour Jean-Paul Kauffmann, tout oppose à priori les deux vins : bouteilles, verre à dégustation, classement, Voltaire/Rousseau, Ingres/Delacroix, droite/gauche. C’est un jeu et un sport national que d’opposer ces deux vins. Il faut bien dire que la fin des années 1980 n’a pas été une époque fameuse pour le Bourgogne ; on a fabriqué des clones : le pinot était produit avec des rendements trop élevés, de la potasse était déversée (on disait que les mines de potasse n’était plus en Alsace mais en Bourgogne !), sans compter l’utilisation de la chaptalisation (qui consiste en l’ajout de sucre dans les moûts, ce qui permet de relever le degré alcoolique). Les choses ont changé depuis et le Bourgogne a fait de gros progrès. Quel est le meilleur ? C’est une vaine question. Le Bordeaux est un vin maritime, de l’étranger, inventé par les Allemands et les Anglais. Le goût d’encre du Médoc et la sévérité sont dus au cabernet-sauvignon. Le Bordeaux est un vin qui ne se livre pas d’entrée, qui demande initiation et pédagogie. Le Bourgogne est un vin de l’intérieur, qui a un côté rabelaisien plus familier aux Français. Ce qui oppose ces deux appellations disparaît de plus en plus. Ces deux appellations sont menacées par la mondialisation, par de vins baroques qui exagèrent le gras et l’odeur du boisé. Le Bordeaux pratique l’assemblage et le Bourgogne le monocépage.
Pour Jean-Robert Pitte, l’assemblage et le monocépage ne sont ni bon ni mauvais. Ils dépendent du talent et du résultat. Les vins de cépage du Nouveau Monde sont parfois intéressants. En Bourgogne, le choix d’un cépage s’est effectué au XIVe siècle sous l’impulsion des ducs de Bourgogne, qui ont imposé d’éliminer les mauvais cépages pour privilégier le pinot noir. Philippe le Hardi a fait arracher le gamay. Pour les blancs, le choix s’est porté sur le chardonnay. Le merlot surtout serait très bien en Bourgogne (il pousse du sauvignon vers Saint-Bris en Bourgogne). Le cabernet-sauvignon en Médoc correspond à la mentalité anglaise.
Jean-Paul Kauffmann rappelle que le classement établi pour le Bordelais en 1855 au moment de l’Exposition universelle regroupait 61 châteaux. Le cépage majoritaire était le malbec ; le cabernet-sauvignon est venu après le phylloxéra. Le terroir transcende le cépage : il faudrait définir le terroir. Le grand terroir est une invention de l’homme : il n’existe pas en tant que tel, mais se trouve toujours à côté de ponts, de voies navigables, d’endroits accessibles. (Cf. les travaux de Roger Dion). Au XIXe siècle, on faisait du vin à peu près partout en France. En Champagne berrichonne, on trouve un bon terroir bien exposé, argilo-calcaire, mais on n’y produit pas de vin car on est loin de tout. Le médoc est un terroir inventé à force de compostage, de marnage. Le Bourgogne est « monothéiste » et le Bordeaux « polythéiste ». Le cabernet-sauvignon reste le cépage roi du Médoc et le merlot est le cépage roi du Pomerol. Cette tradition bordelaise a réussi. Dans les années pluvieuses, on part se retourner vers un autre cépage. Le Bordeaux est comme la peinture à l’huile : le repentir est possible.
Gilles Fumey s’interroge : l’assemblage donne la possibilité de traficotage, de maquillage ?
Jean-Paul Kauffmann répond par l’affirmative. On trouve du maquillage à Bordeaux et en Bourgogne. Pour Pasteur, le vin était la plus hygiénique des boissons, mais Jean-Paul Kauffmann n’est pas d’accord. On peut ajouter beaucoup de choses au vin. En 2003, on a eu le droit d’acidifier en Champagne. Il existe des levures, du boisé. Le bois donne un goût de vanille, de chocolat, de café selon que la chauffe a été plus ou moins importante. Le maquillage est aussi dangereux pour une femme que pour un vin qu’il peut enlaidir. Il faudrait d’avantage réfléchir aux dangers qui nous menacent avec les vins du Nouveau Monde. Les gens aiment bien le goût de vanille et de chocolat, qui est artificiel.
Gilles Fumey demande à parler des cuvées, en distinguant les microcuvées et le travail de fourmi en Bourgogne et les macrocuvées de brasserie en Bordelais. Pour Jean-Robert Pitte, les terroirs physiques sont inventés et améliorés. A Bordeaux, le problème est le draînage. Pour le Petrus, en terroir argileux, certains draînages remontent à deux siècles. A Yquem, on surveille le draînage. Il y a eu des scandales dans le Bordelais et en Bourgogne, avec des mélanges de Bordeaux dans les grands crus. En Nouvelle-Zélande, la terre ne coûte pas cher et on y trouve de grandes conditions pour le chardonnay. Le coût de la parcelle est très différent en Montrachet ; elle est vendue très chère sous le manteau. Bordeaux et Bourgogne sont complémentaires. Pour le Bourgogne, on a des microcuvées (sauf pour le Pommard où une parcelle fait 8 ha). Chaque propriétaire possède plus de dix appellations. A chaque parcelle correspond une cuvée et parfois même une seule barrique (de 228 livres), donc il faut faire très attention pour exalter le terroir, le millésime et sa propre personnalité. C’est du vin a fresco (à la fresque). Par exemple, pour le Charmes-Chambertin, environ vingt propriétaires produisent 3 barriques par an et vendent leur vin à 50 euros la bouteille. Si par hasard il est tombé de la grêle, on peut mettre du Gevrey-Chambertin pour faire illusion. Pour le Clos-Vougeot, 50 propriétaires se partagent 50 ha et produisent 80 vins différents chaque année. A partir des mêmes données physiques, le charme de la Bourgogne est de produire d’immenses différences. C’est une mosaïque dans un espace limité de la Côte d’Or.
Pour Jean-Paul Kauffmann, les vins de Bourgogne sont garants d’authenticité. La Bourgogne produit 48 000 hl par an (avec le Beaujolais) ; le Bordelais produit 120 000 ha. En Bordelais, les 61 crus datent de 1855 ; il s’est produit de profondes transformations dans le cadastre, à part pour Margaux. La notion de château est une notion de marque. Pour Saint-Émilion, c’est un peu différent, le classement ressemble à celui de la Bourgogne. Malgré sa richesse, le Bourgogne reste pour Jean-Paul Kauffmann un casse-tête.
Gilles Fumey demande qu’on parle un peu de la forme de la bouteille : la bouteille de Bourgogne épouse la forme du corps humain. Jean-Paul Kauffmann rappelle que la bouteille de Bordeaux est languedocienne d’origine (la frontignane). Dans le Nouveau Monde, on choisit la bouteille bordelaise. Cette bouteille est plus adaptée pour l’accrocher dans les bateaux. Le Bordeaux est toujours assimilé à cette austérité, à cette froideur peut-être britannique. Jean-Robert Pitte trouve la bouteille de Bordeaux très élégante, mais également puritaine, qui va bien avec un habit de pasteur... Cette bouteille permet la décantation dans une carafe, avec des chandeliers, grâce aux épaules carrées ; la transparence ainsi obtenue permet de verser le vin dans des verres en cristal (cf. la transparence devant Dieu : il n’y a pas de clergé). Ce monde puritain est marqué par la Réforme. La bouteille de Bourgogne fait penser à la robe (ou soutane ?) du chanoine Ki (ex-député maire de Dijon). Elle est souvent présentée poussiéreuse ; on laisse le dépôt dans la bouteille, qui est peut-être le meilleur de la bouteille. En Bourgogne, l’obscurité est agréable. Dans les églises du Mâconnais, la lumière est tamisée. En Bourgogne, on met des rideaux aux fenêtres. La poussière sur la bouteille correspond à la confiance dans laquelle les catholiques se trouvent devant Dieu.
Gilles Fumey oppose le Bourgogne, vin sensuel, au Bordeaux, vin cérébral. Pour Jean-Paul Kauffmann, le Bourgogne est un vin d’arôme alors que dans le Bordeaux on sent la texture sous la langue : il existe toujours une retenue, on peut parler de réserve, de puritanisme. « Le Bordeaux a tout et rien de plus. » Jean-Robert Pitte ajoute qu’en Bordelais le vin est servi avec parcimonie alors qu’en Bourgogne à la Confrérie des Chevaliers du taste-vin il peut être proposé jusqu’à 14 verres ! Des vertus sont liées au cépage : Pommard et Pomerol se ressemblent. Le cabernet-sauvignon peut donne un vin cérébral (cf. Montesquieu, Montaigne, Mauriac). Le Bourgogne rappelle Rabelais ; le verre de pinot est une vraie drogue, qui chauffe les tempes, avec une sensualité incroyable, une sorte d’abandon sexuel.
Pour Jean-Paul Kauffmann, l’aptitude au vieillissement des Bordeaux est une qualité car il possède beaucoup de tanin (3 grammes dans le pinot noir, contre 6 grammes dans le Bordeaux). Alors que le Bourgogne est un vin fragile, le Bordeaux se transporte bien. C’est un vin qui peut se déguster même jeune mais c’est là un danger. 1982 a été une grande année mais sa qualité diminue aujourd’hui. Le danger est la mondialisation du goût. L’identité et la typicité du vin sont en train de disparaître.
Après le débat, les participants sont conviés à comparer par eux-mêmes les deux vignobles en dégustant un Savigny-les-Beaune 2001 (Daniel Largeot, 13°) et un Haut-Médoc 1997 (Château-Reysson, cru bourgeois, 12,5 °). Le résultat du match n’a pas été connu...
Compte rendu : Michel Giraud