« Vas voir Bizeul !» me conseilla ma « taupe rose » au sein du CIDVN. Ma mission de médiateur patinait dans les délices des vieilles rancœurs catalanes et je cherchais à étayer mes arguments pour que cette belle région sorte de son « tout vin doux ». Rendez-vous pris avec Hervé Bizeul, en fin de journée, au volant de la poubelle Peugeot mise à ma disposition par le Conseil Général, je montais à Vingrau. Dieu que cette région est belle ! Dans la pénombre de sa maison de village nous avons échangé longuement et moi, l’homme du verbe, j’engrangeai son expérience d’homme qui fait. Même si Hervé, face à mon pedigree d’ancien membre de cabinet ministériel en mission, gardait ses distances je crois qu’il apprécia le fait qu’un « commis de l’Etat » prenne la peine de venir traîner ses godasses chez un néo-vigneron. Bref comme je ne suis pas là pour raconter ma vie mais pour, non pas présenter Hervé Bizeul, mais pour vous dire, chers lecteurs, que nos joutes sur mon espace de liberté, vives parfois, sont le reflet de nos deux personnalités : nous sommes des jouteurs. Nous aimons le débat, la contreverse, le parler franc. Nous ne sommes guère complaisants. Nous sommes des bloggeurs de la préhistoire de la blogosphère et j’attendais, en vieux renard que je suis, la bonne occasion pour tendre à Hervé mes 3 Questions. Son dernier billet : « Mon souci : que le vigneron gagne de l’argent » link étant du meilleur tonneau je me suis rué sur mon clavier et, en moins de temps qu’un Ministre met à justifier l’injustifiable, l’affaire était dans le sac. Merci Hervé le roi des smiley. Dernier point : le hasard étant mon meilleur pourvoyeur de sujet demain je mettrai encore mes gros sabots dans les PO.
1ière Question :
En commentaire à une de mes chroniques sur les viticulteurs en difficultés tu as écrit « Et si parfois le vigneron à qui l’on demande à lui tout seul, cas unique dans l’économie mondiale, d’extraire le métal, de le raffiner, de dessiner la casserole, d’aller la vendre dans le monde entier, et en plus, d’aller dans l’épicerie convaincre, au bout d’un moment, se disait simplement c’est trop dur, c’est trop compliqué, et en plus, on ne construit rien au moindre relâchement je vais tout perdre ? » Le métier vigneron indépendant, l’artisan commerçant du vin, est-il si mal en point ? Ne souffre-t-il pas de son isolement, de l’absence de liens entre ceux qui font le même métier que toi ? Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées disait-on dans ma Vendée crottée !
Hervé Bizeul :
Lorsque je me retourne, le vendredi soir, sur une de mes semaines, je suis souvent stupéfait de tous les métiers que j’ai été amené à faire pendant cinq jours. La liste des compétences demandées est vraiment très longue, le nombre de choix stupéfiant. Disons que depuis quinze ans la liste s’est encore allongée et les compétences exigées pour piloter une petite exploitation viticole orientée vers l’excellence sont de plus en plus nombreuses et complexes, très loin du métier original de simple « vigneron».
Certains métiers nous sont imposés, d’autres sont la conséquence des choix de chacun au niveau « surfaces » et « marchés ». Si maitriser par exemple l’informatique est dicté par le sens de l’histoire, tenter de faire exister un grand vin et d’aller à la rencontre des connaisseurs du monde entier, ça, c’est un choix personnel. Mais pour une TPE dans le vin, n’est ce pas un peu le seul possible, en dehors des régions touristiques ou les clients de passage viennent à vous ? Je me pose souvent la question : aurais-je eu d’autres choix, surtout quand je vois mon planning des prochains mois : Suisse, Paris, quatre voyages aux USA, Vinexpo, Nîmes et au milieu de tout ça des centaines de tâches qui m’éloignent de la vigne, jusqu’au vendanges, où là, il est à mon sens impossible de déléguer.
De toute façon, est-il encore possible de rester « petit » et de tout faire sois même ? Sur un vignoble familial, dans une AOP prestigieuses, peut-être, et encore. Peut-être en déléguant sa commercialisation à d’autres, ce qui veut dire aussi perdre la majeure partie de la valeur ajoutée que l’on crée, dans la situation actuelle et sur des AOP comme la notre, où le cours du vrac est dérisoire.
L’évolution de la société conduit les vignerons à avoir une « taille critique » et donc à déléguer, à passer de travailleur indépendant à artisan voire à chef d’entreprise, s’ils veulent maitriser un peu leur métier et vivre décemment. Vivre décemment, ce n’est pas mener grand train, c’est avoir un peu de sérénité financière, pouvoir travailler proprement, dans les règles de l’art, résister à coup dur. Certains n’en auront pas les compétences, d’autres ne le veulent pas. Ce n’est pas leur choix de vie. Jeune sommelier, je me souviens avoir entendu en Bourgogne un vigneron dire qu’un vigneron serein avait une récolte sur pied, une récolte en cave, une récolte à vendre et une récolte à la banque. Je me rends compte de tout le bon sens de cette maxime. Combien d’années faut il travailler pour y arriver, lorsqu’on part de rien ? Alors, cette absence de sécurité, il faut savoir vivre avec, dormir sans angoisse, vivre au quotidien avec cette tension. Je crois que c’est la principale qualité à avoir si on veut faire ce métier. Une perception terrible de l’impermanence de notre métier, la force de vivre avec et d’être heureux de le faire.
Du coup, je réponds à la dernière partie de ta question : muni de toutes ces qualités, de ces forces, de ces compétences, les vignerons sont formatés pour être des solitaires, ont souvent d’étranges pudeurs à communiquer entre eux, à échanger. Pourtant, c’est très positif. J’essaie de monter des sortes de « groupes de paroles », entre vignerons autour de moi ou d’autres régions. En ce rendant compte qu’on a les mêmes problèmes, que certaines solutions sont applicables chez nous, on s’enrichit beaucoup. Mais les actions en commun sont difficiles, chacun est presque formaté à vivre ses difficultés, seul. Parce que pour travailler à la vigne, il faut non pas surmonter la solitude, mais l’aimer.
2ième Question : Dans ton dernier billet où tu t’adresses au Ministre de l’Agriculture à la suite de son déplacement dans le South of France où il affirme souhaiter que le vigneron gagne de l’argent et appelle de ses vœux une Interprofession unique tu écris
« Certains matins, je me demande si certains croient encore à un tel langage creux, à une telle langue de bois, à un discours qui ne prouve qu'une chose : que notre ministre de tutelle ne connait rien décidément rien à notre métier d'aujourd'hui, n'y comprend rien, ne connait ni ne voit aucun de nos problèmes ni aucune de nos solutions. Et que sa seule réponse, c'est une centralisation aveugle, loin, si loin, de nos terroirs minuscules et précieux. Loin, bien loin de notre quotidien. Bref, qu'il est mal conseillé, mal informé. Il veut "moins d'échelons". Mais il ne sait pas que le bureau du directeur du CIVR est ouvert, qu'il suffit d'y taper pour y être écouté. Qu'en sera-t-il demain ? J'ai peur de l'imaginer... »
Entre une armée mexicaine avec des coûts de structures pharaoniques et le kolkhoze n’y-a-t il pas imaginer autre chose qui soit plus en phase avec la taille des entreprises ? Par exemple une plate-forme unique de services communs avec au-dessous une grappe d’entités voulues et gérées en fonction des métiers ?
Hervé Bizeul
Je n’ai pas d’avis sur les « coûts ». Je ne m’en préoccupe jamais, en fait. Si cela est cher mais très efficace, je suis bien sûr pour. C’est le fameux « bon sens paysan », tu sais. En fait, c’est celui là qui manque à nos politiques. Une sorte de « vie ma vie » devrait être obligatoire pour les conseillers de ces gens là : une immersion, une semaine, avec un éleveur ou un vigneron, à ses côtés quand il travaille, quand il reçoit, quand il va chez son banquier ou qu’il doit remplir des formulaires ou sa traçabilité. Centraliser, pourquoi pas. Mais dire que cela va être plus performant et plus économique, ca me fait hurler. Ces gens-là ne savent rien de nos métiers. Comme bien des vignerons, j’exporte dans plus de 20 pays avec toute la complexité que cela représente. Imagine-t-on le boucher du coin exporter dans 20 pays ? Pendant ce temps, je lis que notre premier ministre nous dit que le déficit de la balance commerciale n’est pas une fatalité. Certes. Que fait-on pour m’aider ? On met en place quelques mesures, mais les textes d’application sont si restrictifs qu’on ne rentre pratiquement jamais dans le cadre des mesures, qui changent de plus tout le temps. Je suis en fait un grand pragmatique. Toute dépense, chez moi, doit avoir un résultat rapide, car je n’ai pas de capitaux. Alors, au lieu de voir des mesures compliquées, des « grands travaux » sabotés par des ambitions personnelles, j’aimerai une politique du quotidien, du bon sens. Quelques exemples ? Une augmentation des crédits d’impôt pour passer un Bio, au moment où on les diminue. Une véritable politique européenne au niveau des droits d’accises qui me permette d’envoyer du vin à des particuliers dans toute l’Europe, en payant automatiquement, maintenant que Gamma (le système de dématérialisation de la douane) est là. Je ne peux toujours pas. Un paiement de mes droits de circulation annualisé, forfaitaire si je le souhaite, et une liberté ensuite sur les capsules (une gestion démente). Une exonération de l’impôt sur les sociétés sur les premiers 50 000 euros de bénéfices, à condition qu’ils soient absorbés par une augmentation de capital, ce qui boosterait les capitaux propres des PME, chose vitale dans notre filière. Un vrai site internet, joyeux, pédagogique et ludique, qui expliquerait en vingt langues le vin français au monde. Des primes à la plantation mais avec levée des cautions à la quatrième feuille, pour éviter les abus, courant aujourd’hui. Un crédit d’impôt sur mes dépenses export, plus souple, plafonné mais avec une véritable durée dans le temps, pour construire de vrais partenariats à l’export. Un site internet en .gouv.fr, dédié à mon métier, avec le récapitulatif de toutes mes obligations : rien n’est marqué nulle part, je passe un temps hallucinant à chercher ce que la Loi m’impose de faire et ai en permanence l’impression d’être dans l’illégalité. La mise en avant de nouveaux grands vins dans la vie politique, sans que cela ne coûte rien à l’état : les vignerons pourraient offrir les vins (on en offre tant…), ces vins pourraient être mis en avant, dans une visite officielle, dans une réception officielle et le menu rendu public : ca n’est rien, mais, même si bien sûr on comprend la Loi Evin, je crois qu’on en a un peu tous marre d’être considéré comme des dealers. On parle plus facilement de sex toys que de vin. Drôle de monde. Je profite de l’occasion pour dire au Ministre que je suis prêt à faire un geste d’une caisse de petite Sibérie pour offrir au président Russe à sa prochaine visite
. Emmener quelques vignerons en visite présidentielle, avec leurs quilles, ce ne serait pas idiot non plus, je pense, et très rentable pour la balance commerciale. En plus, dans l’avion, on donnerait des idées aux collaborateurs du ministre
Bon, voilà, des idées pour une « politique du quotidien », j’en ai plein mon tiroir et je ne suis pas le seul… Mais sur les grand bla-bla-bli, là, je suis plutôt critique.
3ième Question : Maintenant Hervé parlons peu – c’est à moi que je m’adresse – mais parlons vin. Le Clos des Fées, ses vignes, ses vins, ses projets... Dis-nous tout !
Hervé Bizeul
Le Clos des Fées a quinze ans, c’est un adolescent radieux. Il est aimé de ses clients, ses parents s’en occupent bien et le bichonne. Il souffre un peu des conditions climatiques, extrême ici depuis cinq ans, limite désertique, qui donnent des rendements vraiment très bas. Mais bon, à vouloir maintenir en vie des très très vieilles vignes. Mais de ces petits rendements, de ce patrimoine génétique diversifié naissent des vins d’émotions. Alors, on l’accepte et on est fier. Et on changerait d’endroit pour rien au monde.
Comme je l’ai dit plus haut, on a bien une récolte sur pied, deux en caves parce qu’on a choisi d’élever longtemps et une à la vente. Mais à la banque, on a plutôt une récolte de découvert
. Et on se prend pour un grand cru au niveau de la culture. Mais bon, on cherche à faire en quinze ans ce que d’autres ont fait en trois générations, alors, c’est normal que ça tire un peu de temps en temps. Il faut l’accepter. Nos banquiers sont des partenaires essentiels, et depuis le début, ils jouent le jeu. Nous avons su créer une qualité, une image, réussis à faire accepter un prix de vente important, corrélé à une vrai valeur du vin. Pour y arriver, beaucoup de travail mais aussi et surtout beaucoup de chance et une bonne étoile, depuis le début. On l’a d’ailleurs mis sur l’étiquette
Le projet Walden bricole modestement, sans doute un peu en avance sur son temps, mais ça fonctionne. Les meilleures idées du monde, les plus nobles, se fracassent parfois sur des récifs improbables, d’une crise de l’immobilier US, en guerres des monnaies en passant sur le manque de capitaux propres. Mais on ne baisse pas les bras.
Sur notre tentative de sauvetage de la plus grande oliveraie de France (et sans doute la plus belle), le Mas de la Chique, là, nos banquiers ont dit stop, sans doute parce qu’ils nous aiment bien. La vigne et l’olive font bon ménage, le vin est bon et se vend bien, mais là encore, sans capitaux, dans cette industrie lourde qu’est la vigne, il est très complexe de se développer. La propriété est remis en état, nous sommes très fiers de l’avoir sauvé de la jardinerie et de l’arrachage et n’avons pas de regrets. Elle est à nouveau à la vente, rentable, l’acheteur choisira de travailler avec nous ou pas. On étudie aussi l’ouverture du capital à des investisseurs, sur un modèle « boursier » que nous a proposé un client, modèle développé en Suède et qui arrive en France (http://www.alternativa.fr/). Nos clients pourraient être intéressé, défiscaliser, garder un forme de liquidité à leur investissement, se balader sous « leurs » oliviers :-) Pourquoi pas. Nous serions alors encore novateurs. Est-ce que j’ai parlé, de la créativité, dans le métier du vigneron d’aujourd’hui ? Parce que c’est essentiel…
Une autre fois ?