Haut Fonctionnaire, Haute Couture, Haute Cour, Haute Société, Haute Bourgeoisie, Haute École (attention il s’agit de cheval, pour les Écoles elles sont chez nous Grandes tout comme la Bourgeoisie), Haut Dignitaire, Haute Naissance, Haute Assemblée... de cette liste non limitative il est logique de tirer une première conclusion : les membres de ces groupes sociaux ont en général une Haute Idée d’eux-mêmes. Ils occupent la pointe de la pyramide sociale, ils se vivent comme la crème de la société, l’élite, même si une nouvelle catégorie sociale prolifère : les Nouveaux Riches bousculant l’Ancien Monde en introduisant dans le système des Grands Prédateurs dont certains s’apparentent à une Haute Pègre en col blanc.
Illustration de Romain Slocombe « L'homme élégant a compris que le plus difficile dans l'existence n'est pas d'obtenir ce que l'on désire, mais de s'en satisfaire» texte de Roland Jaccard
Reprenons de la hauteur pour remarquer que, contrairement aux cartons d’emballage toujours pourvu d’un HAUT et d’un BAS, il est extrêmement rare d’accoler Bas ou Basse à Fonctionnaire ou Société par exemple, exception faites de nos amis anglais qui osent Chambre Basse comme pendant de celle des Lords. Bien évidemment les rieurs pourraient m’opposer que dans le domaine parlementaire l’usage de basse-cour serait fort approprié. Reste que pendant fort longtemps nos départements, montagnards ou traversés par un fleuve, eurent droit à des appellations infâmantes telles que Basses-Alpes, Basses-Pyrénées, Bas-Rhin, Seine-Inférieure et Loire-Inférieure... De nos jours nous n'avons gardés que les Hauts et les Hautes : Corse, Garonne, Loire, Vienne, seuls les Alsaciens sont restés stoïques. Imaginez une seule seconde la tête des Bordelais si les législateurs de l’An VIII avaient affublée la Gironde d’une appellation du type de Garonne-Inférieure c’eut été d’un absolu mauvais goût.
Trêve d’ironie facile revenons à la trilogie de mon titre Haute Couture, Haute Cuisine, Haute Vitiviniculture pour souligner que la première appellation est fort répandue, la seconde revisitée par le chroniqueur gastronomique américain Michael Steinberger, la dernière de mon cru n’apparaît pas sur les écrans radars des médias car dans le vin c’est le produit final qui est magnifié : Grand Vin, Grand Cru Classé. Je concède que cette appellation est d’une laideur insoutenable et qu’elle retombera sitôt cette chronique dans la géhenne de l’oubli. Cependant je l’ai employé à dessein afin qu’elle puisse être comparée aux deux précédentes qui sont explicites : la couture est l’action de coudre, et la cuisine est l’action de cuisiner. En effet, même si j’aurais du écrire haute vinification pour traduire l’action de vinifier, l’appellation vitiviniculture traduit mieux la spécificité du monde de la vigne et du vin par rapport aux deux précédentes activités qui ne produisent pas elles-mêmes la matière qu’elles transforment.
Le facteur commun dans la trilogie Haute couture, haute cuisine, haute vitiviniculture est très clairement l’artisanat : ce que fait la main. Mais, comme l’écrit Richard Sennett en citant Anna Arendt, il faut distinguer entre animal laborans et Homo Faber. Le premier « est l’être humain proche de la bête de somme, l’abruti condamné à la routine ». L’important, « la seule chose qui importe, c’est que ça marche, le travail est une fin en soi. » L’ «homme qui fait » est lui « le juge du travail matériel et de la pratique ; il n’est pas le collègue de l’animal laborans mais son supérieur. » Pour Arendt, les êtres humains vivent dans deux dimensions. « Dans l’une, nous faisons des choses ; dans cette condition, nous sommes amoraux, absorbés dans une tâche. Mais nous avons aussi un autre mode de vie supérieur dans lequel nous cessons de produire pour nous mettre à discuter et à juger ensemble. Alors que l’animal laborans se fixe la question du « comment ? », l’Homo Faber demande « pourquoi ? » Sennett conteste, à juste raison, cette division parce qu’elle « méconnaît l’homme concret au travail » En effet alors que pour Arendt l’esprit intervient une fois le travail accompli Sennett estime qu’il « entre dans le faire une part de réflexion et de sensibilité. »
Dans ce haut artisanat, cette main qui se veut même celle d’un artiste, d’un créateur, notre vieux pays se vivait depuis toujours comme atteignant l’excellence pour tout ce qui concernait la bouche : mets&vin et la mode. Inégalé, inégalable, avec une certaine condescendance nous toisions nos voisins italiens, nous moquions les espagnols et pensions que les anglais n’étaient que des excentriques dans leur vêture et tout juste bons à apprécier nos vins. Au-delà de l’Atlantique ces grands dadais d’Américains s’esbaudissaient devant tant de talents accumulés et se précipitaient à Paris pour prendre d’assaut les étoilés et dévaliser les couturiers tout comme les cheiks pétroliers et une floppée de dictateurs. Puis vinrent aussi les Japonais, fous de Vuitton et de colifichets siglés, gourmets et connaisseurs, avides de tout connaître. Et puis et puis, le mur de Berlin tombait, les hiérarques russes se goinfraient et puis encore du grand ressac de la mondialisation émergeait une cohorte de pays émergeants : la Chine s’éveillait, l’Inde étonnait, le Brésil galopait. Dans cette tectonique des plaques notre hexagone dans ses domaines d’excellence, tout particulièrement le luxe, gardait son rang et de beaux fleurons affichaient une santé insolente : Hermès, LVMH, et quelques grands toqués adossés à des groupes hôteliers. Les GCC de Bordeaux s’envolaient.
Alors tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : l’amour du luxe, ce secret désir de consommer de façon ostentatoire, ce goût de provoquer ses semblables en exhibant sa capacité à gaspiller, à accumuler jusqu’à la déraison des signes extérieurs de richesses, atteignait des sommets inégalés. C’est, m'objecterez-vous, aussi vieux que le monde mais, avec l’irruption de la mondialisation des images par la télévision, puis maintenant l’Internet, tout un petit peuple de consommateurs d’une classe, dite moyenne, disputait aux riches le monopole de la déraison. Tous cherchaient à concilier un désir d’appartenance et un désir de distinction. Alors tous les hauts artisans : Dior, Saint-Laurent, Chanel, Hermès sont devenus, entre les mains des financiers et des marqueteurs, des marques locomotives, des pépites à cash via les produits dérivés : les parfums tout particulièrement. La haute cuisine s’est elle aussi engouffrée dans la brèche et les chefs étoilés sont devenus des marques. Les GCC Bordelais aussi. Mais alors qu’est devenue la main de l’artisan ? N’est-elle plus qu’un instrument manipulé par de grands calculateurs dopés aux surprofits ? Les créateurs laissent-ils la place soit à des provocateurs, type Galliano, qui portent le niveau de bruit médiatique très haut, soit à des conseils qui passent plus de temps dans les aéroports que derrière leurs fourneaux ou dans leurs chais? Certes ils subsistent encore de vrais artisans, des créateurs, des femmes et des hommes qui mettent encore la main à la pâte, qui savent encore placer une fronce ou bâtir un ourlet, vinifier, élever... mais ces anomalies ont parfois bien du mal à tenir dans la durée.
Face à ce mouvement de starification, d’amplification du bruit médiatique, de mise sur le pavois de gourous, de fabricants de tendance, le risque est grand, comme dans le monde de l’Art, de voir les normes du Marché, la dictature de la demande effrénée des Nouveaux Riches, la frénésie d’acquisitions de collectionneurs d’étiquettes prestigieuses, tordre la main de l’artisan, lui imposer un type qui maquille la standardisation en fausse distinction : une forme de Vuittonisation (il suffit de faire griffer un sac par un artiste à la mode manga, comme le japonais Takashi Murakami, pour redonner au modèle traditionnel un parfum de différenciation). Cette prise de contrôle, cette osmose entre finances et luxe, à l’œuvre depuis plusieurs décennies dans la mode touche, de proche en proche, la haute cuisine et la haute vitiviniculture, déplaçant ainsi vers des centres anonymes et mondialisés la réalité du pouvoir y compris créatif. Les prédateurs jettent leur dévolu sur les derniers beaux fleurons encore indépendants – même s’ils rencontrent de la résistance – l’entrée inamicale de LVMH dans le capital d’Hermès en est le plus récent exemple. Ainsi va le monde mondialisé me dira-t-on et encore heureux que ces groupes soient français. Certes, mais ce qui m’importe dans l’analyse que je viens d’esquisser c’est de m’interroger sur la capacité, de ce que nous considérions ,à juste raison, comme nos hauts savoir-faire, à se renouveler, à créer ou plutôt à revisiter la tradition car dans ces domaines, hormis l’apport d’autres cultures, tout change pour que rien ne change.
Avec une telle évolution le risque est donc grand de voir le fossé qui séparait déjà des secteurs de haut luxe florissants et de larges pans de la production, plus ou moins artisanaux, économiquement viables mais fragiles, s’adressant au gros ventre de la classe moyenne, se transformer en fracture irréductible. Phénomène éminemment dangereux pour ces derniers secteurs car, dans le même temps et de façon continue, la production pour la consommation populaire, via la GD et le HD, se délocalise dans les nouveaux pays émergeants. C’est déjà inscrit dans la réalité de la mode, c’est aussi un mouvement en marche pour la nourriture avec le Brésil qui domine les marchés de la viande de bœuf et de poulet par exemple, et c’est un phénomène qui pend au nez du vin français depuis une décennie faute de n’avoir su et surtout voulu anticiper sur la gestion de notre ressource vin. La persistance du grand tonneau des AOC indifférenciées porte en elle le germe des futures délocalisations de nos vignobles à forts volumes. Nous allons, si nous n’y prenons garde, nous Houellebecquiser, nous transformer en musée de la Haute Couture, de la Gastronomie et de l’Oenotourisme : nous pourrons ainsi mobiliser sur des écrans plats les monuments historiques que sont Jacques Dufilho avec sa visite du château et l’irremplaçable Pierre Desproges glosant sur son mépris de la Haute Couture.