Notre vie est de plus en plus bordée de chiffres, encerclée même, saturée : des codes, des statistiques, des QI, des notes Parker&autres, des nombres de morts en Afghanistan ou sur les routes du week-end ou de calories dans notre assiette, de taux de croissance, d’inflation, de chômage, de cholestérol, d’alcoolémie, de profits, le Nasdaq, le Dax, le CAC40, le Dow Jones, des cours du pétrole, du blé, du dollar, de l’euro, du yen, l’emprunte carbone de ceci de cela, des quotas de pêche, de pollution, des chiffres d’affaires, des salaires astronomiques... Le chiffre calme l’angoisse des mots, il rassure ou au contraire inquiète mais il semble beaucoup mieux représenter la réalité par sa froideur, sa rondeur, sa précision. Le chiffre ou les chiffres apparaissent comme plus objectifs, moins entre les mains des vendeurs d’illusions.
« Du moment où les chiffres parlent, non seulement l’homme raisonnable n’est plus censé raisonner, mais il ne doit rien ressentir. La soumission au calcul ne procède pas seulement de la compréhension, mais de surcroît, et c’est là la dimension nouvelle, d’une obéissance immédiate et sans affect inutile. Nous nous soumettons à l’ordre numérique comme l’ordinateur qui exécute un algorithme, sans juger du résultat : il se contente de fonctionner. » c’est ce qu’écrit Isabelle Sorente dans son livre Addiction générale chez JC Lattès. Cette polytechnicienne romancière estime en effet que « Cette rationalisation de la réalité nous apaise et nous endort comme une piqure de morphine... » Nouvel opium du peuple les chiffres, « dormez tranquilles braves gens les statistiques de la délinquance sont en baisse... même si les très sérieux magistrats compteurs de la Cour des Comptes écrivent qu’ils sont tripatouillés... » Pour autant, il ne s’agit pas de jeter le bébé chiffre avec l’eau du bain, lire, écrire, compter ça aide aussi à vivre mais à condition de ne pas se reposer que sur des calculateurs froids, programmés, qui broient les données qu’on leur a confié. Sans en revenir au boulier ou à compter sur ses doigts ou mentalement, reprendre la main, juger de la valeur d’un chiffre, le contester, c’est lutter contre la dictature de l’instantanéité.
La crise, la fameuse crise dont on nous rebat les oreilles, fut certes à l’origine une crise financière mais son substrat, le terreau sur lequel elle s’est nourrie, et qui perdure, c’est le monde des traders, le gain maximal en un espace temps où la seconde prend des allures d’éternité. Pierre, le fils de plombier de Clermont-Ferrand, le héros de Flore Vasseur dans « Comment j’ai liquidé le siècle » le dit crument :
« J’ai trente-sept ans, 40 millions d’euros placés aux îles Caïmans. Je suis un camé des mathématiques browniennes. Un type payé pour titiller les fractales et planquer le risque.
J’ai misé sur la déroute asiatique, surfé sur la bulle Internet, regardé ces abrutis de Merrill Lynch devenir fonctionnaires en 2008. Je suis le patron du département quantitative trading chez Crédit Général. J’écris des programmes de calcul systémique, des modèles à cinquante variables. Trente types alignent des kilomètres de code pour moi, à la recherche d’Alpha, l’équation parfaite. J’appuie sur un bouton, lance un logiciel sur les marchés financiers. Unes sorte de lampe d’Aladin qui crache du ratio à deux chiffres sans que je passe un coup de fil. Les algorithmes calculent en temps réel la position idéale, l’ordinateur passe les ordres à la nanoseconde près.
(...) Les mathématiques et les codes nous ont donné le pouvoir. La complexité est l’arme absolue, le signe »+ », l’unique règle. La planète est un Monopoly, les entreprises des sigles à la pelle, les cadres les fantassins du grand capital. Le monde bosse pur nous. Nous n’apparaissons jamais. Nous, les banquiers, vivons leveragés, hyper-endettés. Nous misons un, empruntons cent, gagnons mille. PIB, cash-flow, monnaies, nous parions sur tout mais ne savons pas lire un bilan. Nous n’avons jamais mis les pieds dans une entreprise, ce repaire de besogneux. Nous nous foutons de ce qu’elles produisent, du nombre de personnes qu’elles emploient. La finance a été inventée pour rendre possibles les grands projets, l’émancipation économique des peuples. En ce moment nous parions contre l’humanité, valeur extrêmement volatile. La finance engendre des catastrophes. Elle prospère en les résorbant. Nos profits sont vos pertes. »
Roman m’objecterez-vous ! Faux en notre monde la fiction peine à suivre la réalité. Et pendant ce temps-là, en France, nous nous étripons sur le défilé du 14 juillet ou sur le nombre des émigrés sans-papiers. « Largués, les politiciens publient de longues diatribes contre les excès du capitalisme. Elles sont écrites par des conseillers nés juste avant la chute du mur de Berlin. Ils nous traitent de terroristes. Ils nous ont fourni armes, cibles et plan d’attaque. Comme à Ben Laden. La colère des politiques n’existe que pour les caméras. Vingt ans de goinfrage et de collusion ont accouché d’un système mafieux. Avec la crise des subprimes, nous venons de ruiner les populations.
(...) Les milliards sortent de nulle part, les banques sont renflouées, les populations prises en otage. C’est le casse du siècle, le plus gros délit d’initiés de l’Histoire. Les médias s’acharneront sur les bonus. Il faut éviter la révélation du mensonge : depuis soixante ans, la vie à crédit est une tuerie. La finance a révélé sa mesquinerie. Elle dévaste la société. C’est qu’elle tient, bien ferme, le monde par les Bourses. »
Dictature des marchés, des agences de notations, les dettes souveraines dans le collimateur des spéculateurs : l’Irlande, la Grèce, le Portugal, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la France, le Royaume-Uni et même les Etats-Unis en effet sont tenus bien ferme par leurs Bourses... par « les pires truands de la planète »
Que faire ?
À notre modeste niveau en revenir dans nos faits et gestes à l’économie réelle et ne pas voter avec nos pieds pour ceux qui maquillent ou se masquent la réalité. Elle me fait chier souvent la réalité mais comme je vis avec il me faut bien l’affronter. Que les Princes qui nous gouvernent cessent de nous « amuser » avec des leurres, puisqu’ils veulent tant être nos élus qu’ils aient le courage d’être devant nous au lieu de tenter de nous séduire avec des promesses qu’ils ne pourront tenir.
Nous sommes à l’image de ce roi qui regarde brûler son royaume et qui a confiance dans les estimations que son ministre lui a transmises : sous l’influence de vents favorables, le feu s’éloigne de son palais. Malgré les cris qui laissent présager le scénario inverse, le roi s’abîme dans des calculs, des ratios, des évaluations de dommages ou de travaux de reconstruction. Le nez dans les chiffres, « c’est à peine s’il éprouve un frisson discret, en apercevant les flammes danser à ses fenêtres ». page 10
* Remarque de Jean Dion journaliste Québecois