Cher Hervé Bizeul,
Deux de tes chroniques récentes : « Liberté, Egalité, Fraternité » et « Risque de Burn Out » m’ont interpelé à la fois en tant que citoyen ordinaire et comme rouage de la machine de l’État. Ce statut actuel, salarié de droit public du Ministère de l’Agriculture, pourrait laisser à penser que je ne suis pas le plus qualifié pour me pencher sur les maux générés par la bureaucratie puisque j’en suis. J’assume mon statut et mon parcours professionnel qui m’a conduit à exercer des responsabilités dans le secteur privé, à la SVF tout particulièrement, en tant que travailleur indépendant pendant 5 ans, et dans le public à un niveau décisionnaire au cabinet de Ministre et PDG de la SIDO.
La très belle photo d’Hervé est l’œuvre d’Armand Borlant© merci beaucoup Armand
J’aurais pu me contenter de joindre ma voix à toutes celles qui se sont élevées pour te dire « on te comprends… ». La compréhension, tout comme l’acceptation de la situation, ne me vont pas car, comme tu le sais, je cherche autant que je le peux à faire émerger des solutions. Nous nous sommes connus au temps où, médiateur dans la crise des Vins Doux Naturels, je tentais, dans un sac de nœuds indescriptible, à faire prendre conscience aux dirigeants de l’époque que les temps avaient changé. Tu doutais déjà, à juste raison sans doute, de la réussite de ma mission. Depuis ce temps, en dépit du scepticisme de ton environnement, tu as construit une belle entreprise ce qui donne à ta voix, même isolée, une réelle légitimité.
Oui tu as raison de proclamer :
- Que les vignerons ont perdu leur liberté nos chaines « administratives » étant désormais impossibles à briser. Chaque jour, de nouvelles contraintes, que nous suivons, en MOUTONS que nous sommes devenus, dont on ne sait qui les a inventées mais que, si l'on sort du rang, la « justice » fera respecter, sachant, comme disait je ne sais plus qui, « qu'il vaut mieux taper toujours sur les mêmes, afin de mécontenter le moins possible de citoyens... »
- Que sur l'égalité, cela fait longtemps que les jeux sont faits. Il n'y a nulle hiérarchie, dans la notion d'AOC, tout le monde nait, théoriquement, à égalité. Mais voilà, il en y a qui naissent plus égaux que d'autres... C'est du Coluche, je crois. Qui s'est soucié, il y a dix ans, de l'arrivée d'une carrière à Vingrau ? Qui est venu nous soutenir ? Qui viendra, lorsque la nouvelle carrière, en mouvement, viendra lécher les vignes du Clos des Fées ? Personne, bien sûr, parce qu'on se soucie dans les médias bien plus des vignobles à deux millions d'euro l'hectare, pas de ceux à 10 000.... Et quand le TVG mangera hectare après hectare de Fitou, de Corbières, de Roussillon, aucun média ne criera aussi fort que qu'il s'était agi de faire passer l'autoroute par le Médoc ou le TVG à Côte-Rôtie...
- Que sur la fraternité, enfin, la longue lutte que nous avons menée à Vingrau, aujourd'hui oubliée parce que perdue, elle m'a surtout montré que nous avions perdu toute solidarité entre vignerons, et depuis bien longtemps. 1 500 personnes ont signé la pétition à l'heure où j'écris ces lignes. Bien. Combien de vignerons ? Combien de vignerons "star", surtout, prêts à aller s'engager dans une belle manif à Tain ? Sur 23 ou 24 000 caves particulières, si on ne parle que d'eux ? Une poignée de figues... Nous ne sommes plus solidaires, et nous avons de ce fait tant perdu…
Hervé, j’en conviens, le risque de Burn Out est donc là et bien là : « Le burn-out est une sensation d'épuisement qui survient lorsque la personne a le sentiment que ses efforts sont vains, improductifs ou non reconnus. Cette forme de souffrance est fréquente dans les professions socialement ou économiquement sinistrées. » En bon français : un ras-le-bol, un j’en ai plein le cul, la coupe est pleine n’en jetez plus…
Dans ta longue et intéressante chronique link tu dresses une liste kafkaïenne de tracasseries en tout genre qui justifie amplement ton ire désabusée. Les reprendre une à une serait fastidieux. Je vais me contenter d’apporter ma contribution pour mieux cerner le niveau de responsabilités.
Tout d’abord, et là je le vis depuis un an et demi dans ma mission de médiation auprès des producteurs laitiers, « la souffrance sociale » je l’ai eu en direct ou par l’intermédiaire de mon téléphone cellulaire (les éleveurs ayant mon numéro). Oui, Hervé, lorsqu’un dimanche matin, un homme de 50 ans t’appelle pour te dire « je jette l’éponge » il n’est pas facile de trouver les bons mots. Alors, l’écouter te dire sa détresse de vendre ce beau troupeau, son désarroi, sa tristesse… Faire en sorte que les tracasseries administratives, les délais impératifs, les non-réponses lui soient épargnées. Oui, Hervé se glisser dans les plis et les replis de la France dite profonde permet de toucher de très près le silence assourdissant dans lequel sont cernés beaucoup de nos concitoyens. Et, sans vouloir établir une échelle de pénibilité, la production laitière est sans nul doute l’une des plus astreignantes.
Deux chroniques pour mémoire :
- Et si un instant vous quittiez vos clichés pour vous intéresser un peu à la vie quotidienne des « Fils de la Terre »link
- Afterwork du taulier : modeste contribution au soutien des producteurs de lait de la Fourme de Montbrison (Forez-Fourme)link
Pour en revenir aux responsables de l’embrouillamini administratif permet-moi Hervé de distinguer 2 niveaux de responsabilités :
- Celle de la puissance publique stricto sensu : Douanes, Inspection du Travail, FranceAgrimer, Fraudes…
- Celle des professionnels eux-mêmes : MSA, INAO, ODG, Interprofession…
Sur le premier niveau de responsabilité de la prolifération tatillonne, de l’empilage de contraintes, même si j’ai quitté depuis plus de 15 ans toute responsabilité en ces domaines, il est clair que dans notre pays la déconnection des parlementaires, qui votent des textes de loi sans trop se soucier de leur application, s’en remettant purement et simplement à leur Administration, en est bien la cause. Le problème est que cette Administration n’est pas vraiment dirigée : les hauts cadres et les membres des cabinets ministériels gèrent leur carrière pas leurs fonctionnaires. Ce n’est pas simple, les rigidités sont grandes, la tâche est ardue, peu valorisante, mais il n’empêche que ce travail de dépoussiérage, de nettoyage des textes, de prise en compte des nouveaux outils de l’Internet ne mobilise pas grand monde. Qui aura le courage, au-delà des bonnes intentions, des commissions de simplifications, des rapports de la Cour des Comptes, de machins pilotés par en haut, de se colleter au cambouis. Pas grand monde Hervé, et crois-moi beaucoup de fonctionnaires, qui ont fait des études d’ingénieur, en ont eux aussi ras-le-bol de faire chier le monde avec la paperasse communautaire (UE) mais s’ils ne s’y soumettent pas les contrôleurs de l’UE sanctionneront financièrement la France. Oui, c’est Kafka mais pour avoir subi à la SIDO des audits, contrôles, de fonctionnaires britanniques, suédois ou finnois, je puis t’assurer Hervé que la bureaucratie est un mal largement partagé.
Reste que la paperasse franco-française existe et qu’il est possible et souhaitable de ne pas baisser les bras. Alors comment faire pour ébranler le carcan ? Faire ! Et c’est là que le second niveau de responsabilité : les organisations professionnelles chargés de vous représenter entrent en action ou le plus souvent en inaction. Oui Hervé, comme tu le notes très justement : « vous n’êtes plus solidaires », où est passé le Mutualisme ? Que je sache : MSA signifie Mutualité Sociale Agricole et que les cotisants, salariés comme employeurs élisent des représentants au Conseil d’Administration des Caisses. Si c’est pour du beurre, à qui la faute ? De même l’entraide, qui existe toujours rassure-toi Hervé sous des formes inventées par des agriculteurs, ne doit pas être concédée à l’Administration. Que je sache les dirigeants professionnels qui occupent des postes de responsabilités dans tous ces zinzins n’y sont pas par génération spontanée. Dans une démocratie les pouvoirs publics ont besoin de s’appuyer sur des corps intermédiaires représentatifs pour, si possible, faire fonctionner le mieux possible leur Administration. Et là Hervé que dire, qu’écrire, sur le fossé qui s’est creusé entre les vignerons et leurs dirigeants : pas grand-chose mais tout simplement de noter qu’à trop laisser le champ libre à ceux qui n’ont que cela à faire on s’expose à confier son destin à des gens déconnectés de la réalité. Sans être mauvaise langue, au temps où j’étais face à des délégations je m’amusais à mettre en face des noms une interrogation : vend-il son vin ? Le résultat était calamiteux.
Alors Hervé que faire ? Que puis-je faire ? Moi tout seul pas grand-chose mais je suis partant pour tenter un état des lieux à quelques-uns et ensuite proposer la mise en chantier, non pas de réformes lourdes, mais des ajustements pragmatiques, concrets, facilitant la vie de chacun. C’est modeste, je n’ose pas écrire normal, car le nouveau locataire de l’Elysée te semble bien plon-plon cher Hervé, mais qui trop embrasse mal étreint. Il ne me reste plus qu’une petite année avant que l’on ne me mette au rancart alors, si je peux vous être utile, retroussons-nous les manches et soyons une force de proposition auprès de ceux à qui nous avons, par notre vote, donné le pouvoir de nous gouverner. Pas sûr que les grands maîtres du troupeau nous aident je crains même qu’ils nous mettent des bâtons dans les roues.
Bien à toi. Bonnes Vendanges.
Jacques Berthomeau
PS. Dès que les chefs seront rentrés et que j’aurai terminé mon séjour Corse je vais tenter de faire avancer l'idée d'utiliser la dématérialisation de la douane pour pouvoir faire circuler les vins.