Je commence par la fin : je suis un vieux client du Bon Marché le seul Grand Magasin de ma Rive, la Gauche bien sûr. C’est une vieille dame que j’ai vu rajeunir, se mettre au goût du jour pour résister à l’inexorable, disait-on, déclin de ce type de commerce vendant de tout. Pensez-donc, fut un temps où l’on vendait des planches et des clous là où naquit la Grande Épicerie. Les Grands Magasins de Paris vendaient de tout sauf de l’alimentation laissant ce côté un peu vulgaire aux épiciers du quartier. Bref, l’invention de la Grande Épicerie fut une véritable révolution car elle était un véritable magasin d’alimentation proposant des produits de haute qualité à des prix bien plus abordables que les commerces de comestibles dit de luxe. Son choix de volailles était extraordinaire : la Géline, le poulet de Houdan… etc. Quand je voulais faire un extra la Grande Épicerie était très bien achalandée et me donnait des idées. Bien sûr, elle proposait aussi une belle cave avec des vins que l’on ne trouvait pas chez les gros cavistes et, bien sûr, dans la GD cependant peu présente dans la capitale.
Et puis, avec l’irruption des années 2000, la vieille dame a rajeunie, s’est relookée petit à petit en un grand magasin de grand luxe s’adressant de plus en plus à une chalandise extérieure à nous les parisiens. Ce glissement venait amplifier ce qu’est devenue la population intra-muros de la capitale, j’en suis et je peux en parler sans jouer les sociologues de comptoir, de moins en moins populaire. Dans un quartier d’anciens riches, et qui le sont toujours, place est faite aux nouveaux d’ici et de plus en plus d’ailleurs. C’est un constat de ma part pas un jugement de valeur : notre ami Gégé avec ses petits commerces et son hôtel particulier de la rue du Cherche-Midi, à deux pas, en était le vivant exemple. Bashung lui s’était installé à la Goutte d’Or mais, même là-bas, des blocs de rues se boboïsent. Nous attirons toute la richesse du monde, de passage ou d’établissement, à défaut de pouvoir accueillir toute la misère qui fait la manche dans le métro ou aux feux tricolores.
La Grande Épicerie gardait et, garde encore un peu, une gueule d’épicerie mais le vin, happé du côté des GCC par l’univers impitoyable du luxe, vient de faire sa mue radicale en plongeant dans le sous-sol du magasin pour rejoindre l’espace HOMME où celui-ci trouve tout, même un barbier. La Nouvelle Cave, inaugurée récemment, se veut « d’exception » comme le disent les rédacteurs du dossier de presse « une mise en lumière opérée en regard d’un geste architectural fort. » Qui dit dossier de presse dit invitation de la presse et comme, nous les blogueurs, nous sommes dans ce paquet, nous fumes invités à découvrir ce « nouvel espace de 550m2… qui associe la Cave et un restaurant du vin au nouvel espace Homme du Bon Marché Rive Gauche, rapprochant ainsi sur un même plateau tous les éléments de l’art de vivre au masculin… Il fallait un tel écrin pour dévoiler le fruit d’une politique de recherche d’acquisition et de vieillissement, grâce à laquelle la Cave de la Grande Épicerie est devenue une référence incontournable. »
Vous me connaissez j’adore contourner l’incontournable mais, répondant à l’invitation en tant que Taulier d’un média incontournable, j’ai mis mon mouchoir de vieux client d’un Bon Marché à jamais englouti, je me devais de faire une relation courtoise et réfléchie de ce reportage sous assistance. Hughes Forget, le chef de cave, nous fit un petit speech avec tous les chiffres, les détails, que je me suis empressé d’oublier vu que j’avais la tête ailleurs et que j’ai horreur de prendre des notes. Si vous voulez vous en gaver il vous suffira de lire les papiers de mes consœurs officielles que j’ai vu noircir des carnets entiers, un moment j’ai même cru qu’elles allaient demander l’âge d’Hughes Forget. C’est pro de chez pros je vous l’assure. Ensuite toute notre litanie de gens de presse, ne riez pas, fut convié à une dégustation des Vins du Boss de la Maison : ceux de Bernard Arnault, Cheval Blanc et son petit frère Petit Cheval et d’Yquem et son cousin lointain le Y.
Dégustation impeccable dans une verrerie de Baccarat superbe accompagnée d’amuses bouches gracieux qui attiraient les remarques désobligeantes des grincheuses de service « prière de ne pas troubler les papilles de ces dégustatrices hors normes qui sont les ultimes références des ménagères de plus de 50 ans » Comme je garde encore un vernis de savoir-vivre je me suis bien gardé de leur faire remarquer leur absolue inutilité. Faut bien vivre. Bien sûr, ni Bernard qui n’est pas le prototype du grand amateur, ni Pierre LURTON n’avaient fait le déplacement pour notre piétaille dans ce « véritable écrin adapté, à plus de 3000 références de vins, de champagnes, et d’eaux-de-vie. » Bernard aurait pu dire « I have the dream » et Pierre vanter avec son talent habituel la fonction orgasmique d’Yquem. Ça m’aurait tiré de mes rêves à moi. En fait, je n’étais plus chez moi car tout ça est loin de moi mais je concède que je n’ai guère le profil du client type du « curieux, aux gourmets » du « néophytes aux spécialistes » qui pourront disposer « d’un espace tissé d’émotions, de sensations et d'art de vivre. »
Tout est beau, d’une beauté froide « granit noir, chêne et acier brossé » d’une sobriété contemporaine glaciaire qui me réfrigère. Je n’ai pas envie d’y flâner pour y découvrir, comme autrefois, mes petits flacons à deux balles. Ce temps est révolu et je ne suis pas de ceux à le regretter car c’était le temps où nous n’avions nul besoin d’être bordé, entouré, conseiller. Autre temps autres mœurs qui ne sont pas les miennes. Pour autant, si ça participe à l’extension du domaine du vin j’applaudirai des deux mains et même si je m’y rendrai pour le tester, le restaurant l’Aristide, attenant à la nouvelle Cave, qui propose « une sélection de 24 vins au verre » pour permettre d’explorer me dit-on « un terroir méconnu », de « faire connaissance avec un domaine « ou « de retrouver son cru favori », j’en accepte l’augure, en dépit des « accords parfaits » qu’on me promets, ne deviendra certainement pas ma nouvelle cantine.
Que voulez-vous je n’aime pas qu’on pense à ma place, qu’il me faille prendre les mêmes autoroutes tracées au cordeau par les grands ordonnateurs des grands vins ou pire des bons petits vins découverts soi-disant par eux, que je doive subir le discours officiel sans aspérité, millimétré, formaté, car ça me précipiterait dans le vin triste. Au risque de choquer, ces chemins sont des chemins ordinaires, le luxe devient ordinaire, se banalise, s’éloigne de ce qui faisait son charme aristocratique, son allure, sa différence. Mais où sont passés les Philippe de Rothschild, Alexandre de Lurs Saluces et autres grandes figures du vignoble ? Nous n’avons plus qu’affaire à des gens forts compétents, intelligents, bien formés, mais lisse comme l’acier brossé des présentoirs de la Cave du Bon Marché, des salariés, comme moi, qui ne doivent pas déplaire aux grands propriétaires que l’on ne voit jamais.
La vie est ailleurs. Tout change pour que rien ne change mais, sous les pompes de l’art officiel, empruntant des chemins de traverses, un monde nouveau prend forme, se moque après avoir été moqué, c’est le lot des avant-gardes. Ce qui a changé c’est qu’autrefois les mécènes savaient humer les nouvelles tendances, prendre à contre-pied les valeurs dites sûres, maintenant l’argent va à l’argent sur des comptes numérotés ou dans des caves à vin pleines de GCC à 4 chiffres. C’est la vie que l’on vit mais le vin doit être bu et non thésaurisé.
À la vôtre !
Pierre Lurton: Yquem est un vin orgasmique par Miss_GlouGlou