Très gros coup sur la cafetière, je plaisantais, roucoulais même face à de bien jeunes et jolies filles et ce putain de Smartphone s’est mis à couiner, y z’appellent ça un message d’alerte, par pur réflexe je jette un œil distrait sur l’écran, encore l’annonce d’une mort, je me dis ça pourra attendre mais le nom me pète à la gueule. Je blêmis. Je bafouille. Elles s’inquiètent. Ma main tremble. Bêtement je murmure « ce n’est pas possible… » Elles m’entourent, me cajolent. Je ne pleure même pas car, comme le dira si bien son grand ami, son grand frère Olivier Duhamel « Les larmes ne donnent pas d'encre… » Pourtant je me mets à parler de lui, de nous d’une voix que je ne me connaissais pas. Je dévide nos souvenirs du temps où nous bourlinguions sur des eaux peu tranquilles, lui au Parlement pour monter des majorités, moi dans la coulisse pour faire le travail que je sais faire. Y’en a un qui doit aussi malheureux que moi c’est le Michel, qui aimait tant ce bon vivant, joyeux, imaginatif, infatigable, omni-informé, formidablement compétent. Il le bluffait. Michel aimait à raconter dans l’avion qui nous menait à Bruxelles, l’époque, où nous passions le plus gros de notre temps sur la crise viticole. Un jour, Guy est arrivé dans mon bureau et il m’a dit : «Michel, je voudrais trois jours de congé.» J’étais embêté, on avait du travail par-dessus la tête, ça ne tombait pas bien. Je lui demande pourquoi et il répond : «Je vais passer l’agrég et j’ai des chances d’être reçu.» Guy est sorti major de l’agrégation de droit public. La méthode Carcassonne c’était la méthode Rocard et lui de dire avec son ton et son phrasé inimitable « Nous avions une complicité comportementale et intellectuelle peut-être plus forte encore que politique. »
Mon ami Guy est donc parti. La vie nous avait éloigné mais lorsque nous lorsque nous nous croisions nous étions comme de grands gamins qui aimaient se raconter leurs 400 coups. Comme je ne suis pas très doué pour les hommages, je préfère mettre mes lignes dans les lignes d’Olivier Duhamel. Elles sont vraies. Elles sont justes. Elles sont tout Guy.
« Les larmes ne donnent pas d'encre Quarante ans que nous vivions amis. Amis absolus, à s'appeler jour ou nuit, pour un oui de question juridique, pour un non d'interrogation de vie, ou l'inverse. Nous déjeunions tous les trois une fois par mois, et blaguions sur qui écrirait le premier la nécrologie de l'autre. L'un de nous deux l'aimait comme un frère choisi, l'autre adorait son éblouissante intelligence. Tous ceux qui l'ont connu ont apprécié son humour, sa générosité, son degré d'exigence pour lui qu'il instillait si bien aux autres, son inaltérable optimisme. Il est mort à 62 ans, dimanche 26 mai à Saint-Pétersbourg, en Russie, où il était en voyage avec son épouse, la dessinatrice Claire Bretécher. Il a succombé à une hémorragie cérébrale.
Guy Carcassonne, à la différence de nombre de ses collègues, est un self-made-man – notre pays d'héritiers n'a pas su traduire cette expression. Son père, déporté à Drancy dont sa mère réussit à l'extirper, est mort quand Guy n'avait que 7 ans, laissant sa famille démunie. Marié avec la Catalane Kika Sol, Guy fait sa thèse sur la transition démocratique en Espagne, tout en élevant leurs deux joyeux enfants, Marie et Nuria. Afin de payer le loyer, il fait, la nuit, des dossiers pour un avocat au Conseil d'Etat. Et quand vient le moment de payer les charges sociales, son compte bancaire à sec, il écrit sur son chèque des chiffres et des lettres différents. La Sécu doit donc le lui renvoyer – quelques semaines de gagnées.
La difficulté à joindre les deux bouts n'altère ni sa joie ni sa confiance en la vie. Tout au contraire. Puisqu'elle lui fut dure en ses débuts, il n'a de cesse de l'aimer, de la rendre belle, élégante et libre, jusque dans le choix de chaussettes disparates.
Malgré son originalité, l'université finit par lui reconnaître ses talents hors normes : en 1983, il est reçu major à l'agrégation de droit public. La même année, il rencontre Claire Bretécher, leur fils Martin naît un an après. Guy Carcassonne joue au droit comme d'autres aux échecs, au go ou au poker. Pour le plaisir d'anticiper, d'encercler, de bluffer. Dans son temps libre, il préfère s'adonner au hasard de la roulette. Et aussi, voir ses enfants, ses petits-enfants, bien manger, voyager avec Claire, dévorer des livres, partager avec ses amis.
Plusieurs résistants chiliens trouvent refuge auprès de lui. Technicien hors pair, il devient le meilleur des consultants. Finis les chèques mal libellés, il se met à bien gagner sa vie, ce qui lui permet de donner libre cours à sa générosité sans bornes. Cela n'entame en rien ses convictions, en un monde qui n'en connaît déjà plus guère. Il se consacre au service de Rocard, des premières espérances de 1981 à la révocation de 1991. Et sans Carcassonne, le gouvernement Rocard serait tombé lors du vote de la CSG. C'est alors que l'avocat Tony Dreyfus l'accueille dans ses bureaux. Leur complicité amicale ne connaît aucune faille.
« RICH LONESOME »
Guy Carcassonne compte de grands avocats parmi ses intimes, tels Gilles August et Jean-Alain Michel. Il ne s'inscrit cependant jamais au barreau, refusant de dépendre d'un ordre. Toujours cette exigence de liberté. Il devient un « rich lonesome » juriste dans toutes les branches du droit public. Constitutionnaliste reconnu, il est sollicité dans de nombreux pays. Il répond – en ces cas toujours gracieusement. Malgré un grand talent d'écriture, il répugne à s'aventurer au-delà de l'article. Il préfère suggérer des textes pour la revue Pouvoirs, ou, parfois, en écrire quelques-uns. Il faudra insister pour lever ses pudeurs et passer aux livres.
Il le fait sur la QPC, la question prioritaire de constitutionnalité – pour laquelle nous nous sommes tant battus. Il participe à la continuation de l'Histoire de la Ve République, de Jean-Jacques Chevallier (Dalloz), au-delà de la période 1958-1974 initialement traitée par ce grand auteur. Et, surtout, en 1996, il produit son maître ouvrage : La Constitution (Seuil) – onze éditions poche de ce commentaire savant et drôle, préfacé par le doyen Vedel qui le chérissait. Il exerce sa verve critique contre nombre de règles et us du régime, tonne contre les parlementaires utilisant trop peu leurs prérogatives, pourfend le cumul des mandats... Mais il ne cesse de défendre la Ve République, grâce à laquelle un pouvoir, choisi par le peuple, peut enfin s'exercer.
Indépendamment des prestiges de la République, d'abord au groupe socialiste à l'Assemblée, puis aux côtés de Michel Rocard, au-delà de ses consultations recherchées, il n'eut qu'une passion, l'université. Etudiant, assistant, maître-assistant, professeur, il fut toujours fidèle à Nanterre, malgré tous les appels du pied de Paris I-Sorbonne ou de Sciences Po.
La réussite d'un étudiant « fils de rien », comme disait Brel, lui procurait le plus grand de ses bonheurs. Artiste du droit et de la vie, il lui restait tant à nous apporter. Sa mort est, comme souvent, trop injuste. Sa vie, comme rarement, exemplaire. »