Le coup de jeune qui toucha la France à la Libération succédait à un demi-siècle de « classes creuses », « ces sillons sanglants laissés au flanc de la pyramide des âges par la grande boucherie de 14-18 », le « temps de l’enfant rare » comme l’écrit Jean-François Sirinelli. En 1939, Jean Giraudoux s’alarmait « Le Français devient rare ». Le baby-boom « comme l’indique, du reste l’anglicisme qui le désigne » n’est pas un phénomène spécifiquement français, « la plupart des pays de l’occident de l’Europe ainsi que les Etats-Unis ont connu une hausse de leur natalité ». Ce qui fait notre originalité c’est que « les cohortes annuelles françaises nées dans l’après-guerre pesèrent plus lourds qu’ailleurs, en proportion de leurs maigres homologues de l’entre-deux guerres. » Nous fûmes donc « une génération qui se retrouvait d’emblée sur des échasses. »
800 000 nouveau-né par an à partir de 1946, avec un pic en 1949 et 858 000 l’année suivante. « Une sorte de mélodie du bonheur accompagne la gestation et les premiers pas de la génération qui vient au monde et cette mélodie accompagnera aussi leur enfance et leur adolescence, au point de devenir un air lancinant imprégnant largement le corps social. » Comme le souligne très justement Jean-François Sirinelli « nos mères ont été les « principales » de notre éducation ». Je confirme, mais pour autant, ont-elles fait de nous « des enfant-rois, nourri dans le sein des sociétés industrialisées, une jeunesse qui se révéla au, au sortir de l’adolescence, frondeuse, imprévisible et par-dessus tout individualiste ? » Nous sommes présumé égoïste car gâtée dans sa prime enfance, promis à un avenir radieux, mais si nous avons eu un statut privilégié c’est que nous sommes né dans un monde en train de disparaître et, contrairement à une idée reçue, notre enfance se déroula dans une France qui pansait ses plaies et vivait encore chichement.
« Les fruits de la croissance étaient encore des fruits verts. Il convient de distinguer, pour cette raison, la période 1944-1955 et les vingt années qui suivirent et il faut observer que la prospérité ne fut pas pour ces baby-boomers une sorte de liquide amniotique dans lequel ils auraient baigné tout au long de leur prime enfance. Cette période fut au contraire placée, pour les bébés de l’après-guerre, sous le signe des temps difficiles. Ceux-ci furent les enfants d’une France dans laquelle les cris d’alarme de l’abbé Pierre en 1954 témoignaient du problème encore aigu à cette date, du logement. Et le lait distribué dans les écoles durant l’hiver 1954-55 par le gouvernement Mendès France montrait même, au moins dans certains milieux, la persistance d’éventuelles carences alimentaires. »
Après 1962, mon adolescence, « la France, au fil du reste des années 1960, n’a plus de jeunes soldats en opérations, et la guerre nucléaire, au temps de la détente et de la coexistence pacifique, semble être plus une menace virtuelle qu’un danger immédiat. La crise de Cuba a marqué l’apogée de la peur nucléaire mais a stimulé en retour la nécessité de maîtriser le danger atomique. Pour la jeune génération, après 1962, mourir pour la patrie n’apparaît plus comme un possible destin collectif. Et des questions aussi importantes dans le passé proche que celles de la guerre ou de la paix, ou encore du patriotisme, ne se poseront plus dans les mêmes termes qu’auparavant. La génération de l’après-guerre devient, à l’adolescence, la génération de la non-guerre. » Nous sommes une « génération préservée ».
En 1931 Paul Valéry prédisait « Désormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que d’en faire entendre le canon à toute la terre. Les tonnerres de Verdun seraient reçus aux antipodes. » Nous sommes la génération qui a vécu le plus fort et le plus rapide rapetissement du monde associé à l’instantanéité permise par le progrès technique et numérique. En 1948, année de ma naissance un observateur comme Daniel Halévy avait publié un ouvrage intitulé Essai sur l’accélération de l’Histoire, tant il apparaissait que ce XXe siècle, au mitan de son cours, avait déjà été déjà gros d’évènements majeurs qui influaient sur le rythme de ce cours » L’anthropologue Margaret Mead notait, au sortir de cette décennie, qu’ « aujourd’hui, tout individu né et élevé avant la seconde guerre mondiale est un immigrant – un immigrant qui se déplace dans le temps comme ses ancêtres s’étaient déplacés dans l’espace. »
« Mesuré à l’aune de la respiration plus lente et davantage souterraine de l’évolution des comportements collectifs et des normes qui les balise, le changement le plus rapide s’opéra bien dans les années 1960 et non au fil des six premières décennies : l’ampleur des changements socioculturels, et notamment l’eau de jouvence alors distillée par la culture de masse juvénile, va rapidement bouleverser la morphologie et les sensibilités des sociétés occidentales. »
Tout ce qui précède est extrait de mes notes de lecture du livre de Jean-François Sirinelli « Les baby-boomers une génération 1945-1969 » chez Fayard. Cette génération c’est la mienne. J’ai commencé à travailler en 1966, j’avais 18 ans, comme prof à mi-temps au CEG de Pouzauges, l’enseignement catholique me demanda de produire un certificat de baptême. Je gagnais quelques centaines de francs par mois. J’avais acheté à crédit la 2CV du curé. Au final ça m’a fait mes 4 premiers trimestres. J’en ai accumulé 190 alors que le maximum autorisé est de 160. Je tourne aujourd’hui la page sans rien changer à ma vie : je continue de m’occuper de mes vaches pour le compte du Ministre de l’Agriculture et de faire le Taulier sur cet « espace de liberté »
Merci de votre fidélité.
En bonus : « il faut tourner la page » d’Angélique Kidjo et Simon and Garfunkel - Sound of Silence sorti en 1966 année de mes 18 ans et de mon premier boulot salarié.
Simon and Garfunkel - Sound of Silence par fuzz59