Entendre qui que ce soit parler de pinard me met toujours hors de moi, surtout lorsqu’il s’agit de ceux qui le font avec le dessein de déprécier les petits vins. Ce mot d’argot à l’origine incertaine me débecte car il fut mis au service par le commandement lors de la boucherie de 14/18 pour soutenir « le moral » des poilus. C’est-à-dire en clair leur faire oublier qu’on les envoyait à l’abattoir. Joffre, fils d’un tonnelier de Rivesaltes, glorifiait le général Pinard qui avait soutenu le moral de ses troupes. Autre temps, me direz-vous, patriotisme à la sauce Théodore Botrel « Nous avons soif de vengeance » entre ces deux vers « Verse à boire ! » et « Buvons donc de la gloire à pleins bidons ! », terroir à la sauce des tranchées dans une Ode au Pinard « Salut ! Pinard pur jus de treilles, / Dont un permissionnaire parfois / Nous rapporte une ou deux bouteilles / C’est tout le pays qui vit en toi », ou l’esprit cocardier « anti-boches » « Le Barbare au corps lourd mû par un esprit lent / Le Barbare en troupeau de larves pullulant / Dans l’ombre froide, leur pâture coutumière / Tandis que nous buvons, nous, un vin de lumière / À la fois frais et chaud, transparent et vermeil ».
Mon grand-père Louis en était et il en est revenu, son beau-frère Pondevie, mari de la sœur de mémé Marie, y est resté lors des premières offensives et le monument aux morts de la Mothe-Achard s’est vraiment étoffé. J’ai détesté cette sale guerre plus encore que toutes les guerres car les élites exploitèrent les bons petits gars du peuple paysan et ouvrier, simple chair à canon. Bref, ce matin ce n’est pas de ce pinard-là dont je vais vous causer mais de celui dont parle Muray. Hasard du calendrier et de mes envies de chronique les ondes matinales (j’écris cette chronique en direct car mes nuits du week-end furent courtes et il me fallait roupiller) sont pleines d’un Murray, mais lui c’est Andy et c’est un écossais qui 77 ans après Fred Perry, celui des polos appréciés des extrêmes, vient d’inscrire son nom au fronton de Wimbledon. Le mien, Philippe, idole de Fabrice Lucchini, « durant quelques années… a fait entendre sa voix passionnée, féroce, éloquente, provocante, intraitable » aux lecteurs du Journal La Montagne. « Une voix qu’on pouvait adorer ou détester, dont la tonalité singulière pouvait ravir ou horripiler, mais on ne pouvait pas éviter de l’entendre. »
Philippe Muray est mort. « Le plus digne successeur de Vialatte (…) était suréloquent, surabondant, inlassable, intarissable ! Mais il était seul, orgueilleusement seul, face à ce monde lui-même intarissable, et tellement moins intéressant ! » C’était une voix singulière comme le souligne François Taillandier, auteur des citations entre-guillemets, dérangeante, excessive, dénonciatrice, viscérale, elle troublait mon confort intellectuel d’ancien 60 huitard. Résistant au fameux « il est interdit d’interdire » Muray menait un combat sans merci face à « la terreur et la farce qui règnent sur le langage » à propos de la liberté d’expression. Muray dit très bien « qu’elle est à l’inverse de la liberté de penser (et d’ailleurs, même la liberté de penser, le droit de penser, le droit de s’exprimer, qu’est-ce que ça veut dire ? On pense si on pense, un point c’est tout !) » Et Murray n’a pas connu le flux ininterrompu de Twitter, « mise en expressionniste de toute cette créativité inutile, qui cache d’ailleurs, en pleine société française « démocratique », tout ce dont on n’a pas le droit de parler ».
Devrais-je à cet instant poser ma plume et clore sans préavis mes chroniques ? Je le crois, seule la force d’inertie me porte et il me faudra un jour m’y résoudre. Peut-être que le temps des grandes vacances m’y aidera mais pour l’heure revenons à notre Pinard et à la chronique de Muray du 20/10/2002 : « Recherche Pinard désespérément »
« Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le titre ci-dessus ne fait pas référence à la fameuse boisson, plus ou moins capiteuse, corsée, charpentée, gouleyante, fruitée ou bouquetée, que l’on tire de la fermentation du jus de raisin frais, et dont notre époque à découvert que l’abus était dangereux pour la santé. En d’autres termes, ce n’est pas du vin qu’il s’agit. Ernest Pinard (1822-1909) n’a rien à voir avec le pinard. Conseiller d’Etat en 1866, sous Napoléon III, puis Ministre de l’Intérieur l’année suivante, le Pinard dont je parle, qui n’est donc pas synonyme de vinasse, ni de picrate ni de rouquin, est cet avocat impérial qui a représenté le ministère public lors de deux procès restés célèbre pour leur ridicule et qui se sont terminés par la déconfiture du Pinard en question : le procès intenté à Flaubert pour Madame Bovary, puis celui de Baudelaire pour ses Fleurs du Mal. Dans les deux cas, Pinard était du mauvais côté, celui de la censure. Et, dans les deux cas aussi, le censureur a perdu la partie. Et puis il est mort. Depuis, on le recherche désespérément.
Lui ou son successeur éventuel. Car la bêtise extraordinaire, et son acharnement à sanctionner des chefs-d’œuvre, sont devenus les seuls garants « d’audaces » avant-gardistes qui se distinguent de plus en plus mal de l’ordinaire de la vie .
Comment choquer un monde qui n’est plus choquable ? Comment déranger une société en dérangement ? Comment se faire remarquer, en d’autres termes ? Ce n’est pas simple. On a beau chatouiller les puissances de l’immobilisme, elles restent inertes (ce qui est assez logique pour des puissances de l’immobilisme). Pinard nous manque. »
C’est sur ce manque que je terminerai ma chronique car j’ai faim et j’ai envie de vous laisser sur votre faim mais ce dont je suis certain c’est que Muray rugirait au spectacle qui nous est joué en ce moment. Il ne se retourne pas dans sa tombe car les morts n’ont même pas ce genre de loisir, mais la chute de sa chronique le laissait pressentir « On attend avec curiosité les néo-défenseurs de ces persécutés eux-mêmes inédits. Pinard est mort, vive Pinard. Vous reprendrez bien un verre ? »
Affaire à suivre sur mes lignes…