« Le nouvelliste a le sentiment de diriger le lecteur : il l'empoigne à la première phrase pour l'amener à la dernière, sans arrêt, sans escale, ainsi qu'il est habitué à le faire au théâtre. Les dramaturges aiment la nouvelle parce qu'ils ont l'impression qu'elle ôte sa liberté au lecteur, qu'elle le convertit en spectateur qui ne peut plus sortir, sauf à quitter définitivement son fauteuil. La nouvelle redonne ce pouvoir à l'écrivain, le pouvoir de gérer le temps, de créer un drame, des attentes, des surprises, de tirer les fils de l'émotion et de l'intelligence, puis, subitement, de baisser le rideau. »
Concerto à la mémoire d'un ange (nouvelles), Journal d’écriture Éric-Emmanuel Schmitt
Je partage cette approche de la nouvelle et, Gérard Aimonier-Davat y excelle ; la nouvelle de lui que j’ai choisie : le cloppet m’a touché au cœur, j’y ai retrouvé ma part d’enfance, ce vécu dans sa simplicité dépouillée, sans afféteries ni fioritures. De la belle ouvrage, sincère, emprunte de vérité, qui aurait dû être reconnue par un éditeur de notre Paris où tout se joue...
« La Nouvelle a sur le roman à vastes proportions cet immense avantage que sa brièveté ajoute à l’intensité de l’effet. Cette lecture, qui peut être accomplie tout d’une haleine, laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant qu’une lecture brisée, interrompue souvent par le tracas des affaires et le soin des intérêts mondains. L’unité d’impression, la totalité d’effet est un avantage immense qui peut donner à ce genre de composition une supériorité tout à fait particulière, à ce point qu’une nouvelle trop courte (c’est sans doute un défaut) vaut encore mieux qu’une nouvelle trop longue. L’artiste, s’il est habile, n’accommodera pas ses pensées aux incidents, mais, ayant conçu délibérément, à loisir, un effet à produire, inventera les incidents, combinera les événements les plus propres à amener l’effet voulu. Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer cette impression finale, l’œuvre est manquée dès le début. Dans la composition tout entière il ne doit pas se glisser un seul mot qui ne soit une intention, qui ne tende, directement ou indirectement, à parfaire le dessein prémédité. »
Charles Baudelaire, Nouvelles histoires extraordinaires, 1857
C’était une habitude. C’était sa nature. Depuis toujours, dans ma mémoire, je le voyais, après déjeuner, se laisser choir de tout son poids dans son vieux fauteuil de rotin, au coin de la console sur laquelle trônait sa T.S.F.
Il se penchait sur le côté et régulièrement, au moment même où il tournait le bouton de bakélite, s’élevait cette voix venue d’un autre monde :
« ICI RADIO SOTTENS. »
Était-il toujours à l’heure ?
Ou bien l’attendait-on pour commencer l’émission ?
À l’époque, j’inclinais pour la seconde question et répondais « OUI » sans la moindre hésitation.
Car jamais je ne l’avais surpris consultant discrètement son gousset dont la chaîne rayait d’un trait argenté le devant de son gilet.
« RADIO SOTTENS » était la seule voix autorisée à sortir de derrière le rideau tendu qui obstruait la lune du poste.
La seule voix a pouvoir donner avec justesse l’heure, le temps et ses caprices et les NOUVELLES.
(Plus tard, me hasardant à tourner les boutons je m’aperçu que ce poste n’était pas habité par l’unique voix qui nous égrenait, monotone, ce qu’on appelle aussi « le journal parlé »
Au dernier mot de ce chapelet égrené sans passion, il tournait le bouton, se calait entre les accoudoirs et fermait les yeux.
C’était un bel homme en dépit de son âge.
C’était aussi un homme bon. Il avait un visage rond, bien rempli. De petits yeux vifs et noirs et une calvitie d’une grande noblesse où quelques mèches noires et disciplinées par une brillantine Roja soigneusement lissée, tentaient comme ces rideaux de perles de buis qu’on tend à nos portes l’été, d’apporter un peu d’ombre à ce crâne majestueux.
À cette heure, il était toujours vêtu de noir sur sa chemise blanche à col cassé et son nœud papillon n’était jamais pris en défaut de trop papillonner.
Je l’aimais ainsi, satisfait et repu, s’endormant pour vingt minutes, calé dans ses coussins.
Il avait les jambes tendues, les pieds dressés dans ses chaussettes noires, et ses « vernis » docilement garés, reposaient sous l’entretoise du siège. Je l’écoutais dormir.
Parfois, un ronflement lui échappait. Je riais comme un fou. Et elle qui faisait la vaisselle en silence, me regardait, l’œil coquin, un doigts posé sur les lèvres : « Chut ! Ne fait pas le nigaud. Murmurait-elle. » Mais je sentais bien au fond de moi qu’elle était complice de ma joie et qu’elle attendait le prochain ronflement pour me regarder à nouveau.
Je crois qu’il ne pensait à rien. Car il avait déjà fait tant de choses depuis qu’avant le soleil se lève et il lui en restait tant à faire, que mieux valait baisser le rideau et faire le vide. « Le temps d’un cloppet*... »
Il avait commencé au point du jour par un café chicorée, avant de passer à l’étable. Puis, au jardin. Qu’elle que fut la saison, il y avait toujours une place réservée au jardin.
Et puis la vigne ! qui devenait la cave, puis l’alambic, puis à nouveau la cave et la vigne...
Je crois qu’elle fut sa compagne majeure et qu’en dépit de toutes les déceptions qu’elle pouvait apporter cette vigne fut sa vie. Et sa mort.
Car au gré des saisons, on allait de vigne en cave et de cave en vigne, pour finir au creux de l’hiver ou au chaud de l’été par ne plus aller que de cave en cave.
Pour qui ne connaît pas nos caves, il n’est pas possible aujourd’hui de simplement imaginer ce qu’elles furent en ce temps-là. La sienne était un royaume.
Une voute constellée de cristaux étincelants, concrétions centenaires de toutes ces effluves de vins qui y avaient mûri et vieilli dans les huit futs de chêne qui semblaient dormir, silencieux et immobiles sur leurs lourdes traverses.
Tous chapeautés du même bouchon de bois que bordait la dentelle vineuse d’un carré de jute assurant ni trop, ni trop peu, l’étanchéité de la fermeture.
J’aimais voir ses doigts, agaçant le bouchon avec complicité pour ouvrir ce merveilleux orifice où je devinais cette petite lune qui miroitait en oscillant à la surface du gamay ou de l’aligoté.
- Regarde ! Me disait-il me portant jusqu’au faîte du fût... Comme il est beau, respire comme il sent bon.
Et il éclatait la surface du bout de tuyau de caoutchouc rouge avec lequel il siphonnait la bouteille du repas.
J’étais en admiration devant lui et je regardais s’écouler ce liquide vermeil qu’il me semblait être le seul capable d’amener ainsi à sa perfection.
Parfois, il me tendait un verre et m’en accordait une goulée en riant. Et je frissonnais autant de joie que de la surprise de la fraîcheur soudaine qui m’inondait la bouche.
La cave, ce temple des profanes où les hommes pouvaient parler tant d’heures, sans qu’un silence interrompe la joute et où, le temps passant, le vin aidant, les langues se faisaient plus impatientes encore de livrer leurs secrets.
Mais quels secrets ?
Dieu nous garde de les sortir de ce confessionnal du bonheur ! Il étaient l’émanation de toutes ces senteurs, ce bois humide, celle du raisin sûri, celle de la cigarette mouillée, celle de l’humide odeur de la mousse qui accompagnait l’escalier jusqu’à la porte de chêne noirci.
Et les rires partaient si fort sous la voute qu’ils appelaient par leur écho, d’autres rires et d’autres mots plus scabreux que femme n’aurait ouï sans en rougir jusqu’aux seins.
Ah ! Je les avais écoutés des heures entières, étendu sur le sol du sarto, au-dessus de la cave, là où la trappe à moût permettait au jus de couler du pressoir vers les cuves en fond de cave et où la voute percée semblait aspirer vers le haut tous ces éclats de joie.
Que dire des Margots, troussées contre un fût, le temps d’en tirer deux litres d’aligoté ? Les ceintures de flanelle tenaient dans leur étau des reins trop cambrés ou des ventres trop lourds toujours en appétit. Et la grand’messe de la vigne s’épanouissait dans ce sacrement de la chair et du vin.
Je le contemplais comme on peut le faire d’une idole dont on attend le meilleur et le pire à la fois, sans que pourtant le pire puisse un instant paraître infamant.
Venait la saison de l’alambic où la blanche coulait chaude et où sans la moindre vergogne les dames-jeannes clandestines disparaissaient avant que n’arrive le gabelou.
Dans la dernière passée, il y cuisait les choux et les saucisses.
C’était lui, le grand maître des cérémonies. Lui seul qui savait quand et comment tout serait à point.
L’ai-je vu un jour tituber ? Non, je crois qu’il en était incapable, tant ses jambes étaient solidement amarrées à cette terre qu’il connaissait mieux que tout autre.
Pouvait-il réellement, tout le temps d’un cloppet, tirer le rideau et oublier tout ça ? lui qui savait d’un coup et sans s’en tirer un râle, égorger un cochon et me lancer en riant après l’avoir gonflée, une vessie translucide et brillante de tous ses vaisseaux vides. Il était là.
Dan son vieux rotin. Un peu plus vieux lui-même qu’il ne l’était autrefois. Et sans autre tourment, il s’était endormi, le temps d’un cloppet.
Et ce jour-là, lorsque le ronflement lui échappa, nous sentîmes elle et moi qu’il n’avait su le rattraper.
Je me levai, plus pesamment que vingt années plus tôt et lui tapotai les mains qu’il avait croisées sur le ventre, c’est à cet instant qu’il se replia et d’un coup je le vis s’abotasser * sur ses genoux.
Il était parti sans crier gare. Il avait, j’en étais certain maintenant, baissé le rideau et fait le vide le temps d’un cloppet.
Quand on part pour l’éternité, est-ce bien plus long et bien plus douloureux que le temps d’un cloppet.
Le Cloppet in Les Galets du Chéran Gérard Aimonier-Davat petites nouvelles du pays alpin
*le cloppet : la sieste après déjeuner
* s’abotasser : s’affaler en patois