Ayant vécu tous les échelons d’un cabinet ministériel : conseiller technique, directeur-adjoint puis directeur de cabinet permettez-moi de faire litière d’une fable qui a toujours cours et qui continue de faire un grand succès auprès de la base : être reçu par le Ministre est le seul moyen de faire avancer un dossier ou triompher les « justes » revendications des Organisations Professionnelles en charge des intérêts généraux d’une profession ou d’une branche de celle-ci.
Entendez-moi bien, je ne suis pas en train d’écrire qu’être reçu par le Ministre ne sert à rien. Les discussions directes peuvent parfois permettre, surtout en période de crise, de débloquer ou de faire progresser un dossier. Lors de la dernière crise du lait Bruno Le Maire sut le faire avec beaucoup d’habileté. Les politiques, même devenus Ministre, savent mieux que quiconque lorsqu’il faut s’impliquer personnellement. Pour avoir été en première ligne sur le dossier chaud bouillant de l’élargissement de l’Europe à l’Espagne et au Portugal, sur la première réforme de la PAC, la crise de l’ESB, les crises récurrentes du secteur des fruits et légumes, je puis vous assurer qu’en ces périodes-là tout le monde est sur le pont, Ministre en tête.
Mon propos vise en priorité le petit bal des directeurs ou délégués des Organisations Professionnelles qui n’ont de cesse, pour justifier leur existence, de faire le siège du cabinet du Ministre afin que leur président et ses assesseurs puissent être reçus par le Ministre. Bien sûr il existe une hiérarchie entre les OPA et tout le travail des porteurs de serviette c’est de monter un cran au-dessus afin que leur président puisse rentrer chez lui en proclamant « j’ai été reçu par le Ministre ». Au 78 rue de Varenne, le Ministre de l’Agriculture, est l’un des Ministres de la République qui reçoit le plus d’OP. Il suffit pour cela de consulter son agenda.
Les revendications diverses et variées sont bien évidemment bien connues du Ministre et de ses services. Le cabinet lui sert de tampon, d’écrémeuse, de gestionnaire des files d’attente. L’inflation des demandes est telle que si on se laissait aller à les satisfaire toutes il faudrait que le Ministre passe des journées entières à écouter les justes revendications des uns et des autres que je ne vais pas nommer afin de ne vexer personne.
Que fait-on au cours de ces réceptions de délégations : en un ordre fixé à l’avance le président présente, plus ou moins bien, le document que son directeur a déjà présenté au membre du cabinet chargé du secteur. Celui-ci a fait une note à son Ministre où il liste ce qui va être dit et ce qu’il conviendrait de répondre en fonction de l’état d’avancement du dossier : arbitrage interministériel, décrets d’application, avancées ou non auprès de la Commission de l’UE. Ayant écouté avec attention cet exposé le Ministre répond, en y apportant sa touche personnelle certes, mais sans apporter beaucoup d’éléments nouveaux. En dehors de ce dialogue les autres présents sont les muets du sérail. Et pourtant ils se sont battus pour être autour de la table. Il arrive parfois que le Ministre ouvre un débat et alors tous les cas de figures sont possibles : le rabâchage, l’évocation de revendications régionales ou personnelles, la mise sur le tapis de sujets dont le caractère microscopique plombe le débat. Bref, trop souvent ces rencontres ne sont que des jeux de rôle sans grand intérêt sur le fond.
Au risque de choquer certains : pour faire avancer un dossier il vaut mieux solliciter un rendez-vous auprès du chef du bureau concerné que de venir embouteiller l’agenda du Ministre ou de ses conseillers. Bien sûr, c’est moins glorieux de rentrer à la maison en disant j’ai été reçu par M.Duclou du bureau des compotes et confitures que de proclamer : j’ai vu le Ministre comme si celui-ci était la Vierge de Massabielle. Pour sourire, un jour de novembre tous les chefs du Gard étaient en émoi. En effet, l’un d’eux était rentré fiérot de Paris en proclamant urbi e orbi : j’ai vu le Ministre. Avalanche de coups de téléphones, par bonheur les sms et les tweets n’existaient pas alors, du gratin agricole et vinicole gardois. Étonnement au cabinet : le susdit n’avait jamais été reçu par le Ministre sauf que votre pomme l’avait aperçu lors du dépôt de gerbe par le Ministre devant la plaque des fonctionnaires tombés en 14-18. Il avait vu le Ministre et lui avait serré la main car les politiques adorent serrer les mains.
Mais on va m’objecter qu’il n’y a pas que le Ministre de l’Agriculture dans la vie des agriculteurs ou des vignerons. J’en conviens. Le ministre du budget est un personnage intéressant à fréquenter. Reste celui de la Santé derrière lequel se terrent les ennemis de toujours et qu’il faut convaincre de la justesse des arguments avancés. Franchement je ne vois ce que ça changerait au film puisque le problème est que les organisations dites de santé publique refusent toutes, et je le regrette, de s’asseoir à la même table que les organisations représentant le vin. Voir l’échec du conseil de la modération et de la prévention link) Là est le problème. À chacun sa croix et ses responsabilités, les arbitrages se font chez le Premier Ministre qui reçoit à jet continue des notes des Ministres concernés.
Alors quand j’entends parler de mépris, de refus de la concertation, de guerre, je ne mets pas mes pas dans de tels propos. Et qu’on ne vienne pas me dire que si l’on ne prend pas le paquet en bloc, bien ficelé, on est un ennemi, l’adversaire. Ce type de conception me rappelle les beaux jours des gauchos radicaux pro-mao ou des cocos staliniens. Je ne suis pas un mouton et en écrivant cela je n’adopte pas une position politique ce qui n’est pas le cas pour certains sur le dossier du vin.
Je n’ai aucune gêne à écrire que j’ai servi avec plaisir Bruno Le Maire et son cabinet sur le dossier de ma médiation laitière. J’aurais pu me dire : plus il a d’emmerdes mieux ça vaut. Non, alors je ne vois pas au nom de quoi je modifierais ma position sur un dossier que je connais bien, où j’ai toujours affiché des positions claires et sans ambiguïtés. Je n’ai de compte à rendre à qui que ce soit. Qu’on me conteste sur le fond rien de plus normal. Mais que l’on évite soigneusement de répondre à mes questions, car elles fâchent, je le regrette pour la bonne tenue du débat.
Que voulez-vous, pendant tout un temps, homme de l’ombre, j’ai fermé ma gueule et accepté d’entendre des présidents ou des directeurs affirmer devant leurs troupes qu’ils avaient vu le Ministre ou qu’il l’avait eu au téléphone, avant les cellulaires c’était facile à vérifier, que ça me fait beaucoup de bien de vous livrer l’envers du décor. Les Ministres sont des hommes comme les autres simplement leur temps n’est pas extensible et il serait bon de les laisser travailler un peu car ça ne nuirait en rien à l’avancement des dossiers.