Il y a du Saint-Simon, le mémorialiste, dans Jacques Dupont. Il sait, en quelques phrases bien troussées, faire simple là où d’autres feraient compliqué et Dieu sait qu’à Saint-Emilion, j’ose l’écrire, on chérit depuis toujours les complications.
Tout d’abord du côté terroir c’est le foutoir par la grâce du décret du 14 novembre 1936 entérinant le dessin d’Édouard Ier d’Angleterre qui, en 1289, avait tracé les limites de la Juridiction de Saint-Emilion, comme territoire de l’AOC saint-émilion. Comme dans les années 70, l’appellation les sables-de-saint-émilion fit jonction notre cher Dupont peut se permettre d’écrire « Pour faire simple, on peut dire qu’il y a deux grandes familles saint-émilionnaises : les chanceux et les autres. Les premiers sont en haut qui font du gâteau ; les seconds sont en bas, qui se débrouille avec le ceci-cela. C’est-à-dire les sables, les graviers, les limons, les terres inondables ou trop riches ou trop sensibles aux aléas climatiques. »
Bien évidemment notre Jacques raffine ensuite, découpe le terroir en grandes familles (page 1410 de sa somme Le Guide du Vin de Bordeaux) avant de nous révéler que « sur les 5400 ha de l’appellation, les chanceux représentent en comptant large, la moitié. » Combien de saint-émilion grand cru dans ce grand ensemble ? Pour compléter cette vision géologico-économique on peut se reporter aux écrits de Cornelis Van Leeuwen (pages 12 à 17) dans le livre Crus Classés de Saint-Emilion.
Votre serviteur qui, lui, n’est pas comme le Jacques un grand dégustateur, mais un simple promeneur-chroniqueur, velours, paraboot et imper mastic – il pleuvait ce samedi – s’est dit qu’il lui fallait, pour s’inspirer de l’esprit du lieu, aller passer une journée entière à Ausone. Alain Vauthier l’a réceptionné à la descente du TGV.
L’ami François Des Ligneris, lors d’un de mes précédents passages à l’Envers du Décor m’avait glissé dans la poche le plan du métro de Saint-Emilion, mais comme déjà à Paris je développe une forte allergie au métro, lui préférant mon vélo, nous n’avons pas pris la ligne 6 puis la 8 pour nous rendre à Ausone.
Mon intuition était bonne, j’ai bien fait de venir passer une journée entière à Ausone. Merci de votre disponibilité Alain Vauthier. Nous avons conversés tout au long de cette journée. Ni photos, ni notes, comme toujours j’ai grappillé sans avoir la moindre idée de ce sur quoi j’allais chroniquer. Prendre le temps, prendre son temps, écouter, ne pas se raconter d’histoires, voir, sentir, ressentir, se laisser aller à échanger dans une forme de réelle complicité.
Mon Saint-Simon de Dupont le souligne « dit comme cela, tout paraît simple » mais tout ce nous nous sommes dit était off selon la formule consacrée fort hypocrite des journalistes politiques. En fait j’ai fait ma pelote et je n’ai nulle envie de la dévider.
Alors pourquoi diable chroniquer ?
Tout simplement parce que tout au cours de cette journée passée avec Alain Vauthier je me suis réconcilié avec l’esprit d’un grand vin.
Qu’est-ce-à dire ?
Au nom de quoi peut-on qualifier un vin de Grand ?
Qui mieux que de Gaulle peut nous parler de Grandeur.
« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai, d'instinct, l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n'est réellement elle-même qu'au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu'il est, parmi les autres, tels qu'ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. »
« Une certaine idée de la France ». Mémoires de guerre. L'Appel, 1940-1942. Plon, 1954
Ausone est au premier rang depuis longtemps mais il ne s’y maintient pas par l’effet du hasard. Sa grandeur n’est pas une construction intellectuelle, ni un ramassis de lieux communs, encore moins le fruit d’un classement dont la générosité laisse planer des doutes sur ceux qui l’ont couché sur le papier d’un arrêté ministériel.
Danger, terrain miné, je ne vais pas à nouveau m’y aventurer.
L’esprit d’Ausone c’est, même si le mot est mal porté au pays du vin, la sobriété vécue non pas comme une quelconque restriction mais comme une économie de moyens au sens de la justesse et de la précision de tout ce qui est mis en œuvre dans la vigne et dans le chai. Ausone tient son haut rang parce qu’Alain Vauthier, sa fille Pauline, son équipe sont des gens qui font. Œuvrent. Comme le dit Pauline dans le livre d’Eric Bernardin « mon père est quelqu’un de très investi : il ne fait que travailler, jusqu’à 22 heures le soir et même le dimanche. Lorsque j’étais enfant, nous ne sommes presque jamais partis en vacances. Il a toujours besoin de savoir ce qui se passe sur les domaines. Lorsqu’il s’absente, il appelle quatre fois par jour »
Nous avons fort bien déjeuné, bu un excellent Fronton, à l’envers du décor rempli au ras-bord tout comme Saint-Emilion puis Alain Vauthier m’a promené dans les méandres du vignoble de saint-émilion. Imprégnation. Le lieu, les lieux, les hommes, l’histoire et ce que l’on qualifie de petites histoires mais qui sont la vie sans fard de tout un chacun y compris ceux qui se prennent pour des grands. Tout est trop lisse aujourd’hui, sur ce lisse tout glisse, mais il suffit de soulever la peau des beaux discours formatés pour découvrir la réalité crue. Un peu d’aspérités, de résistance à la tendance moutonnière, est salutaire.
Pour moi, il y a un peu de bourguignon dans Alain Vauthier, ce côté terrien un peu madré qui sait compter, qui ne s’en laisse pas raconter, la main qui fait, ce souci du geste précis, d’une forme d’économie paysanne, dont je me sens proche de par mes origines. Alors, ce n’est sûrement pas par hasard comme le souligne le Jacques Dupont qui aime tant la tension, qui est lui aussi Bas-Bourguignon, « Ausone a une particularité : son étonnante capacité à bien vieillir. Même des millésimes très moyens comme 1973 offraient cinquante ans plus tard une délicatesse aromatique qui n’est pas sans rappeler les très grands bourgognes comme La Tache. »
Tout ça est bien beau Berthomeau tu dissertes, tu digresses, tu nous appâtes, mais tu n’as toujours pas expliqué ce que tu entendais par l’allure d’un Grand Vin. D’ailleurs, vous allez m’objecter que, par construction, tous les grands vins devraient avoir de l’allure.
Pas si sûr !
Qu’est-ce donc que l’allure ?
« Un mot qui dit tout et n’explique rien », écrit François Baudot auteur de 2 livres de référence « L’allure des hommes » 2000 et « L’Allure des femmes » 2001 chez Assouline. C’est tout le paradoxe de l’allure : la reconnaître au premier coup d’œil mais être bien incapable de la définir.
L’allure, c’est aller, et « une belle allure suppose d’aller vers son devenir avec une certaine liberté… Dans la façon de se vêtir c’est l’expression d’un accord intime entre notre nature profonde et le milieu où nous évoluons. Un rien lui va dit-on, la simplicité, l’absence d’apprêt, d’affèteries, le bonheur d’être soi-même, bien dans ses baskets ou en accord avec ses racines, ses origines, donnent une belle, une folle allure.
L’allure dit bien à la fois qui nous sommes et vers où nous allons.
Attention, ne vous méprenez pas avec mes histoires de chiffons, l’allure n’a rien à voir avec le pognon pour vous en persuader visionnez les 9 minutes de pur bonheur de la vidéo d’Archimède le clochard : Gabin quelle allure !
Je ne sais si vous me voyez venir avec mes gros sabots de paysan vendéen mais vous ne m’empêcherez pas de proclamer du haut de ma petite chaire que, dans un monde du paraître, du trop, de l’excès, du surchargé, d’une esthétique formatée, maquillée, racoleuse, l’allure, et plus précisément ici l’allure d’un vin, celle d’Ausone, au-delà de la pure élégance, c’est la quintessence de la simplicité, c’est-à-dire l’absence de recherche, une forme de distance sans l’arrogance, la quête de l’authenticité loin des emballements des modes, une vraie démarche sans artifice.
Voilà c’est écrit.
Respect !
J’ai ouvert cette chronique avec Jacques Dupont alors je vais la clore avec ce qu’écrivait en 2004 notre Saint-Simon du vignoble saint-émilionnais « Après les grandes guerres, l’apaisement. C’est un peu à quoi ressemble Ausone aujourd’hui, qui fut un champ d’affrontements familiaux longs, violents et douloureux. En vase clos, dans ce bout de falaise calcaire où chaque bloc cache une galerie, un souterrain, un étage de carrière, une histoire Alain Vauthier, vainqueur, nettoie tout, redresse, rénove, aplanit. Il n’est plus le guerrier des débuts, les bras chargés de dossiers lourds des plaidoiries en cours et à venir, en colère contenue permanente. Désormais, il vit en bâtisseur ou plutôt en rénovateur, car Ausone existait avant lui… »