Au-delà du tintamarre, de la fureur, des excès de langage, des insultes, soulevées par la publication d’un livre, dont j’ai fait une critique précoce et sereine link, la plupart de ceux qui sont montés au créneau pour défendre « l’honneur bafoué » de leur grand ami, se gardent bien d’aborder le fond du dossier du classement de saint-émilion.
Il agissent sans doute par méconnaissance, amateurisme ou complaisance, peu m'importe les juges trancheront tant sur le recours administratif que sur la plainte au pénal. Quant à l’accusation de diffamation publique du propriétaire du Château Angélus contre l’auteure Isabelle Saporta et son éditeur, elle ne constitue pas « la fin de la récréation » comme l’écrit un esprit limité, mais ouvre un épisode judiciaire à mon sens inutile. Que sera, sera, nul ne doit vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.
François Mauss, à juste raison, souligne « Faut-il redire que ce classement des St Emilion n'a rien à voir avec un classement de terroirs comme en Bourgogne – ce que je regrette à titre perso – mais dont le but était de mettre en avant des domaines prêts à offrir une nouvelle approche de la clientèle. »
En effet, un peu d’histoire doit nous remettre en mémoire ce qu’est un Grand Cru du côté de Saint-Émilion. Le cahier des charges de l’AOC « saint-émilion grand cru » homologué par le décret n°2011-1779 du 5 décembre 2011, JORF du 7 décembre 2011 indique page 55, point X lien avec la zone géographique « La zone géographique de l’AOC « saint-émilion grand cru » identique à celle de l’appellation « saint-émilion », est située… »
On ne saurait être plus clair, le différentiel de rendement est minime, entre 4 et 5 hl/ha en moins, il suffit de payer la cotisation et le tour est joué. Le fait de porter le terme « Grand Cru » sur une étiquette fait gagner environ 2 euros. En gros et HT, une bouteille de Saint Emilion est vendue 3,5 euros alors qu'une Grand Cru est vendue 5,5.
Les sorties propriétés à la fin décembre 2013 donnent les chiffres suivants :
Saint-Émilion 36 440 hl
Saint-Emilion « grand cru » 127 556 hl soit 78% de l’ensemble. (30 à 40 % il y a 30 ans)
Récoltes 2011 : 76 000hl saint-émilion et 171 764 hl saint-émilion grand cru
2012 : 66 704 hl et 166 764 hl
2013 : 52 952 hl et 116 346 hl
Surfaces : 2011 1453 ha saint-émilion et 3955 ha saint-émilion grand cru
2012 : 1333 ha et 4072 ha
2013 : 1491 ha et 3891 ha
Rendements : 2011 52,3hl/ha saint-émilion et 43,5hl/ha saint-émilion grand cru
2012 : 50,1hl/ha et 41 hl/ha
2013 : 35,5 hl/ha et 29,9 hl/ha
Que du bon ?
Pas si sûr, je ne me risquerais pas à évaluer le % de saint-émilion « grand cru » au-dessous du niveau de la mer. Nos grands dégustateurs ne s’intéressent guère à la piétaille mais c’est pourtant du saint-émilion, l'appellation-socle, qu’il faudrait mettre à niveau et, comme une délimitation semble exclue, car elle serait, politiquement et pratiquement, irréalisable ne restent plus que des artifices pour que l'utilisation du terme très valorisant « Grand Cru » puisse perdurer.
Je vous invite à lire page 55 du cahier des charges le texte décrivant le lien avec la zone géographique c’est un grand moment link Saint-Emilion Grand Cru_JORF du 7 décembre Document Adobe Acrobat [123.4 KB]
Mais le vrai problème le plus important c’est que beaucoup d'autres AOC souhaitent pouvoir utiliser ces mots : le Languedoc, Bergerac, Montagne-Saint-Emilion, Lalande-de-Pomerol, etc.... et les Bordeaux souhaitent obtenir la dénomination « 1er Cru ». Pourquoi ne se réclameraient-ils pas de la jurisprudence saint-émilion grand cru ?
Bref, les grands de Saint-Émilion, le « meilleur d’entre-eux » en tête, lui qui siège au Comité National de l’INAO, garant de l’intérêt général de l’appellation et des appellations, devraient s’en soucier.
Que nenni, ou presque la nouvelle ODG dit serrer les boulons qualitatifs, toute l’énergie a été tournée vers la conception d’un classement qui fasse émerger, sur un océan de relative banalité, voire médiocrité, la crème de la crème.
Et c’est à ce niveau, celui de l’élaboration du texte que tout s’est joué. En effet, profitant du choc des recours à répétition et de l’annulation par le Conseil d’État du précédent classement, nos petits machiavel ont concocté le fameux règlement que j’ai épluché dans une chronique du 17 avril 2013.
« Après tout y’a que le vin qui compte puisque c’est lui que je bois… démonstration par le classement des Grands Crus de Saint-Émilion »
Je vous la livre dans son intégralité
Quant à moi, qui bois bien sûr, je suis allé mettre mon nez dans l’Arrêté du 6 juin 2011 relatif au règlement concernant le classement des « premiers grands crus classés » et des « grands crus classés » de l'appellation d'origine contrôlée « Saint-Emilion grand cru » signé par Bruno Le Maire et l’immense Frédéric Lefèvre pour voir comment le vin y est traité. En clair combien le niveau de qualité et constance des vins appréciés par dégustation des échantillons pèse dans la note finale ?
Extrait de l’Article 6 : Examen des candidatures
Les critères et pondérations retenus par la commission pour fixer la note des candidats sont les suivants :
Pour la mention « grand cru classé » :
1. Niveau de qualité et constance des vins appréciés par dégustation des échantillons (50 % de la note finale) ;
2. Notoriété appréciée au regard de la valorisation nationale ou internationale du vin de l'exploitation, de la mise en valeur du site, de la promotion et des modes de distribution (20 % de la note finale) ;
3. Caractérisation de l'exploitation appréciée à partir de l'assiette foncière, de l'homogénéité de ou des entités culturales et de l'analyse topographique et géo-pédologique (20 % de la note finale) ;
4. Conduite de l'exploitation tant sur le plan viticole que sur celui de l'œnologie appréciée en tenant compte de l'encépagement, de la structuration et de la conduite du vignoble, de la traçabilité parcellaire en vinification et des conditions de vinification et d'élevage (10 % de la note finale) ;
Tout candidat dont la note finale est supérieure ou égale à 14 sur 20 est proposé au classement « grand cru classé ».
Pour la mention « premier grand cru classé » :
1. Niveau de qualité et constance des vins appréciés à partir de l'excellence des résultats de la dégustation et de l'aptitude au vieillissement (30 % de la note finale) ;
2. Notoriété appréciée au regard de la valorisation nationale et internationale du vin de l'exploitation et de la mise en valeur exceptionnelle du site (35 % de la note finale) ;
3. Caractérisation de l'exploitation appréciée à partir de l'assiette foncière, de l'homogénéité de ou des entités culturales et de l'analyse topographique et géo-pédologique (30 % de la note finale) ;
4. Conduite de l'exploitation tant sur le plan viticole que sur celui de l'œnologie appréciée en tenant compte de l'encépagement, de la structuration et de la conduite du vignoble, de la traçabilité parcellaire en vinification et des conditions de vinification et d'élevage (5 % de la note finale).
Tout candidat dont la note finale est supérieure ou égale à 16 sur 20 est proposé au classement « premier grand cru classé ».
La commission peut décerner des distinctions (A et B) aux vins proposés pour la mention « premier grand cru classé » compte tenu de leur notoriété et de leur aptitude au vieillissement.
Bref comme dirait Bof la qualité du vin pour un « premier grand cru classé » ne compte que pour 30% dans la note finale soit moins que la Notoriété appréciée 35% avec un parent très très pauvre la Conduite de l'exploitation 5%.
Enfin, pour accéder au nirvana A et B c’est encore la notoriété qui se taille une belle part.
I have a dream j’achète un magnum d’Angélus – rêver ne coûte rien – vais-je boire pour 35% de notoriété appréciée au regard de la valorisation nationale et internationale du vin de l'exploitation et de la mise en valeur exceptionnelle du site ?
Un peu difficile à avaler tout de même surtout qu'il faut qu’en sus je me tamponne la coquillette du fait que la conduite de l'exploitation tant sur le plan viticole que sur celui de l'œnologie appréciée en tenant compte de l'encépagement, de la structuration et de la conduite du vignoble, de la traçabilité parcellaire en vinification et des conditions de vinification et d'élevage c’est peanuts.
Sans être un grand dégustateur patenté, ça se saurait et le GJE m'accueillerait à bras ouverts, je constate que ce classement, du fait de la pondération des critères, vise essentiellement les buveurs d’étiquettes à forte capacité financière.
C’est le choix de l’ODG Saint-Emilion que je n’ai pas à contester et que je ne conteste pas. Ce que je n’admets pas c’est que tout ça soit contenu dans un Arrêté Ministériel link.
Que vient faire la puissance publique dans cette affaire ?
Ce classement est en effet une affaire qui relève du droit privé, de la volonté des parties et non d’un intérêt général supérieur impliquant l’INAO qui, dans mon souvenir, était le garant de l’origine et non un certificateur pour la bonne marche des affaires.
N’en déplaise à ceux qui se pavanent en traitant ceux qui ne pensent pas comme eux d’esprits faibles, sous-entendant ainsi qu’ils sont des esprits forts, en dépit de la signature de 2 Ministres en bas de cet arrêté, les critères du nouveau classement de saint-émilion sont contestables en droit public. L’Etat n’a pas à cautionner une pure opération commerciale qui débouche sur un enrichissement patrimonial. Ce type de compétition, je le répète relève du droit privé, de la liberté des parties de se soumettre à des règles qu’ils se sont données.
Il est très important de rappeler que le texte de l’arrêté du 6 juin 2011 a été rédigé par le syndicat de saint-émilion sous l’œil bienveillant de l’INAO, puis approuvé par le Comité National de l’INAO avant d’être soumis à la signature des 2 Ministres qui n’ont eu pour seule alternative : signer le texte en l’état ou le rejeter sans pouvoir d’amendement.
Si vous m’avez bien suivi, en dépit de la longueur de ma chronique, c’est dans cette boîte « grise » que tout se joue. Et qu’on ne vienne pas me dire que ce jeu se déroule sur le devant de la scène, l’influence, le lobbying, les amicales recommandations, toute la batterie des liens, relations, amitiés, entrent en ligne de compte… et je n’irai pas au-delà. En écrivant cela je ne porte aucune accusation à l’encontre de qui que ce soit, mais je préconise une solution simple : le retrait pur et simple de la puissance publique. Elle n'a rien à faire dans cette galère...
De la part de gens qui plaident pour le moins d’Etat ce serait mettre en conformité leurs actes avec leurs revendications. Ainsi, l’INAO pourrait retrouver ses couleurs d’origine en demandant aux ODG, ex-syndicats d’appellation de se préoccuper de l’essentiel : la défense de la nature même de leur appellation.
Tel n’est pas le cas à Saint-Emilion où l’appellation socle déjà bien galvaudée ne ressort pas renforcée avec le contenu du fameux arrêté du juin 2011. Les critères qui le fondent n’ont strictement rien à voir avec une AOC. Le ver est dans le fruit et je trouve cela très inquiétant pour l’avenir de notre système d’AOC déjà bien ébranlé par la dilution.