Les mots n’ont plus de valeur, ils sont galvaudés quand j’entends l’une des 2 candidates à la mairie de Paris, celle qui se présente dans mon XIVe arrondissement, se laisser aller à proclamer : « J’appelle Paris à l’insurrection démocratique. Le peuple de Paris, fidèle à sa tradition libre et rebelle… »
Elle fait fi de la mémoire de cette ville qui a été profondément transformée à partir des années cinquante, avec de grands travaux d’enlaidissements tout au long des années 60 et 70, « qui reprendront sur un autre mode, moins catastrophique sous Mitterrand » dixit Régine Robin dans Le Mal de Paris chez Stock.
Je suis 100% Modiano.
Les déambulations, les errances, les rêves éveillés, les remémorations de ses personnages d’un Paris englouti, m’ont fait mettre mes pas dans leurs pas dès mon arrivée dans la capitale. Il a été mon guide.
Mon imaginaire s’est nourri à sa source, Les boulevards de ceinture, Café perdu, Fleurs de ruine, Livret de famille…
« Je me suis assis avec lui à une terrasse de café. C’était en juin. On n’avait pas encore creusé la tranchée du périphérique qui vous donne une sensation d’encerclement. Les portes de Paris, en ce temps-là, étaient toutes des lignes de fuites, la ville peu à peu desserrait son étreinte pour se perdre dans les terrains vagues. Et l’on pouvait croire encore que l’aventure était au coin de la rue… » Fleur de Ruine Seuil page 103
« Nous nous engagions avenue de la Porte-des-Ternes dans le quartier qu’on avait éventré pour construire le périphérique. Une zone comprise entre Maillot et Champerret, bouleversée, méconnaissable, comme après un bombardement. » Livret de famille Gallimard page 21.
Je vous propose de lire, en ce jour de changement d’heure, ce texte qui est sur ma table de travail, simple matériau de mon chantier d’écriture.
Montparnasse
Montparnasse, le terminus, la vieille gare de l'Ouest, sentait le sapin. Elle vivait ses derniers jours car bientôt les promoteurs et les bétonneurs allaient l'araser, l'enfouir, damer son empreinte pour couler le socle du plus haut phallus pompidolien, la Tour, bite d'amarrage plantée loin des effluves de l'Atlantique, totem des ambitions pharaoniques des nouveaux friqués, doigt d'honneur pointé au flux de bagnoles craché par la future pénétrante Vercingétorix.
Tout devenait possible, les vannes s'ouvraient, le fric dégoulinait, on jetait un tablier de bitume sur les quais de la Rive droite, on charcutait le futur Chinatown, on excavait le ventre de Paris, on décidait d'édifier Beaubourg, les derniers feux des années dites glorieuses rougeoyaient.
Qui aujourd'hui se souvient de Christian de la Malène, de la Garantie Foncière, du Patrimoine Foncier, de Gabriel Aranda, de Robert Boulin, des petits et gros aigrefins, des prête-noms, des stipendiés, des corrupteurs et des corrompus, des fortunes météoriques, de cette cohorte de personnages troubles dont on aurait cru qu'ils sortaient d'un film de Claude Sautet ? A vrai dire, pas grand monde, sauf moi devant l'écran de mon ordinateur, dans un hôtel miteux à deux pas de la gare Saint-Lazare.
Mon arrivée gare Montparnasse me reconnectait violemment avec Paris, cette pute fardée, soupe au lait, délurée et populacière, dangereuse, que la grande écrémeuse immobilière, tournant à plein régime, vidait de son petit peuple et des nouveaux venus. Cap au nord, toujours plus loin dans les champs de betteraves, empilés. Montparnasse où je m'échouais ne serait bientôt plus le bassin déversoir des crottés de l'Ouest, filles et garçons, émigrés de l'intérieur, bonniches et manœuvres, rien que des bras.
Les cafés du bord des gares, même au petit matin, puent la sueur des voyageurs en transit. Ils sont crasseux de trop servir. Les garçons douteux. Les sandwiches mous. La bière tiède et les cafés amers. Dans le nôtre, les croissants rassis et le lait aigre, allaient bien aux ongles noirs et aux cheveux gras du serveur. Les effluves froids et graillonneux de croque-monsieur rehaussaient le charme gaulois du patron : bedaine sur ceinture et moustache balai de chiottes. Depuis l'instant où j'avais posé le pied sur le quai je distillais un coaltar épais. Tout ce gris, ce sale, cette laideur incrustée, loin de m'agresser, m'enrobaient d'un cocon protecteur. Ma bogue se refermait et j'appréciais.
Quand je me suis enfourné dans la bouche du métro, la glue poisseuse des mal-éveillés giclant de toute part m’a dégluti, absorbé, digéré. Des fourmis aveugles, programmées, progressaient en files denses, se croisaient sans se voir. Porté par elles, dissous puis coagulé, étron parmi les étrons, je prenais place dans le troupeau. Ce grouillement souterrain, malodorant, informe, chaîne de résignés, de regards vides, bizarrement me rassurait. La quête têtue et empressée du bétail à se fondre, à n'être qu'anonyme, correspondait bien à mes aspirations du moment.
La face plate de la rame Sprague débouchant du tunnel, comme j’étais en tête de ligne venait s'immobiliser dans un crissement aigu de freins à ma hauteur. La rame dégueulait ses encagés sous les regards impatients de ceux qui allaient les remplacer. Le chef de train, un long vouté, dominait la masse, et sa tronche renfrognée sous sa casquette ridicule ressemblait à un bouchon balloté par la houle. Tout autour de moi, les corps cherchaient des espaces, des mains agrippaient les hampes centrales, sans un mot, têtes baissées, les moutons trouvaient leur place dans la bétaillère. Le signal sonore couinait. Les loquets des portes claquaient. La rame s'ébranlait. Mon allergie pour le métro venait de naître.