Le ciel de Paris n’affichait que du gris. Campant dans ma chambre je nageais en plein coaltar. Envie de rien, sauf de me tirer. Ne plus penser, arrêter de ruiner le peu d’énergie qui me restait. Au dehors de mon lieu de réclusion, en présence de mes deux anges gardiens, Claire et Émilie, j’affichais un moral à toute épreuve, leur donnant le change du vieux baroudeur qui en a vu d’autres. Ce qu’elles ignoraient c’est que pour la première fois de ma vie j’étais touché au cœur, profondément et ça ne cicatrisait pas. Pourtant elles me chouchoutaient mais, dès qu’elles avaient le dos tourné, je replongeais dans mon avachissement, seule thérapie apte à m’enfoncer plus encore la tête dans le sable. Incapable de me plonger dans une lecture suivie j’allumais mon écran et je surfais sur la Toile, lisant tout et n’importe quoi à m’en saouler, à être hébété. La cote d’alerte me semblait proche mais je m’en foutais complètement. Et puis mardi matin je tombais sur une ancienne interview de Jean-Louis Pierrot, un mec qui avait travaillé avec Bashung sur l’album culte Fantaisie militaire. Il y racontait : « On se marrait ! Alain non plus n’allait pas bien. Il était en plein divorce. Les histoires d’avocats, tout ça, il n’en pouvait plus. Alcoolique abstinent jusque-là, il s’était remis à picoler. Mais quand on était ensemble – et on était tous les jours ensemble – on s’éclatait à écouter de la musique, à en faire et à parler de tout ça pendant des heures avec Alain. Moi ça me donnait envie de me lever le matin. C’est pour ça que j’ai un peu de mal à écouter cet album… J’adore l’album, je peux écouter trois titres, comme ça, avec plaisir, mais du début à la fin ça me plonge dans un état trop bizarre. Qui n’est donc pas lié à la musique, mais au fait que pour moi ce disque est clairement une madeleine de Proust. Le moindre titre, la moindre note, quand on l’a enregistré, comment on l’a enregistré, j’en ai un souvenir très précis. »
Choc ! Révélation ! Cet album sommeillait dans mes affaires, chez moi, mais je n’allais pas débarquer, après des mois d’absence, en disant « ce n’est que moi, bonjour les enfants, je viens seulement récupérer Fantaisie militaire ». Jasmine, leur mère, que je tenais au courant de mes errements, n’aurait guère goûté la plaisanterie. Nos conventions de séparation ne contenaient pas la possibilité de ce type d’intrusion, je ne devais plus remettre les pieds à la maison, les enfants je les voyais toujours au dehors. En deux temps trois mouvements je me reloquais puis j’enfourchais mon vélo pour filer direct chez mon marchand de vinyle rue Saint-Denis en pensant « il faudra que je dise aux filles qu’il faudra que nous recevions mes enfants à goûter un jour où ils n’auront pas école ». Claire ferait des gâteaux, Émilie leur raconterait des histoires et moi je me contenterais de penser « je suis un vieux père indigne ». Cette perspective comme l’air frais me redonnaient un regain de moral. Arrivé chez O’CD rue Pierre Lescot j’achetais l’album, revenais ventre à terre, croisait Émilie qui partait à ses jardins urbains : mon cœur battait la chamade, je ne renoncerais jamais à elle. Mes explications confuses la faisaient rire. Nous nous claquions des bises, je la regardais s’éloigner de son pas aérien. Le soleil pointait timidement son nez, j’ouvrais en grand la fenêtre de ma chambre avant de déposer religieusement la galette noire sur le plateau de mon petit bijou de tourne-disques anglais. Immersion.
« J'ai longé ton corps /Épousé ses méandres /Je me suis emporté /Transporté… J'ai tout essayé /J'ai tout essayé… »
Tout était dit.
Aucun express ne m'emmènera/Vers la félicité /Aucun tacot n'y accostera /Aucun Concorde n'aura ton envergure /Aucun navire n'y va /Sinon toi
Aucun trolley ne me tiendra /Si haut perché /Aucun vapeur ne me fera fondre /Des escalators au chariot ailé /J'ai tout essayé /J'ai tout essayé
J'ai longé ton corps /Épousé ses méandres /Je me suis emporté /Transporté
Par-delà les abysses /Par-dessus les vergers/Délaissant les grands axes / J'ai pris la contre-allée /Je me suis emporté /Transporté
Aucun landau ne me laissera /Bouche bée/Aucun Walhalla ne vaut le détour/Aucun astronef ne s'y attarde /Aucun navire n'y va /Sinon toi
J'ai longé ton corps/Épousé ses méandres /Je me suis emporté /Transporté /Par-delà les abysses /Par-dessus les vergers/Délaissant les grands axes/J'ai pris la contre-allée /Je me suis emporté /Transporté
Aucun express ne m'emmènera / Vers la félicité /Aucun tacot n'y accostera /Aucun Concorde n'aura ton envergure /Aucun navire n'y va/Aucun
J'ai longé ton corps /Épousé ses méandres /Je me suis emporté /Transporté
Par-delà les abysses /Par-dessus les vergers/Délaissant les grands axes / J'ai pris la contre-allée /Je me suis emporté /Transporté
On sonnait. Je descendais. C’était ce gros con libidineux de Poirot qui, avec sa vue basse cerclée de verres rond de bouteille, me tendait sa grosse main aux doigts boudinés que j’ignorais. « Accouches !
- Le Catalan veut te voir ce soir…
- Où ça ducon ?
- Dans ta crèche de la Mouzaïa
- C’est quoi ce plan foireux ?
- Le sien, il dînera léger.
- Seul ou avec d’autres ?
- Tu verras bien.
- C’est pour la bouffe gros sac !
- T’es toujours aussi aimable…
- Et pour cause fouille-merde !
- Vous serez en tête à tête…
- Et la meute se fera discrète j’espère je n’ai pas envie de me faire remarquer…
- On sait faire…
- Il vaut mieux entendre ça qu’être sourd mais comme je n’ai pas le choix dis-moi l’heure et débarrasse le plancher !
- Je ne sais pas. Tiens-toi prêt…
- Dis à tes maîtres que moi je ne serai pas seul je ne sors jamais sans mes anges-gardiens…
- Pas sûr que ça plaise ?
- M’en fiche !
- Tu as vraiment le melon mec !
- Ça m’aide à supporter des fiottes dans ton genre.
Je suis allé acheter des légumes, des fruits et des soles de ligne chez Terroir d’Origine rue du Nil. Cuisine vapeur avec un verre de vin nature ça devrait lui aller. Ensuite je me suis atteler à la note que j’allais lui remettre : objet Juppé valeur refuge de la gauche…
« Oubliez tout ce que j’ai déjà fait et essayez de me trahir ». Alain Bashung en exergue…