C’est bien joli d’applaudir la ronde des gros tracteurs dans les rues de Paris et d’arpenter avec ses mouflons émerveillés les travées du Salon de l’Agriculture pour s’extasier devant veaux, vaches, cochons, couvées…
Mais ce qui serait encore mieux c’est de se préoccuper du prix du litre de lait UHT demi-écrémé, de la côtelette de cochon en promotion permanente, du steak haché de Bigard bien marqueté et cher pour ce que c’est, dans les soupentes de la GD, avant de verser des larmes de crocodile réservées à ces pauvres paysans…
Ceci s’adresse aussi bien aux urbains qu’aux ruraux adeptes inconditionnels de la GD.
La détresse de certains éleveurs je l’ai vécue dans les dernières années de mon job de médiateur dans le secteur laitier pour le compte de Bruno Le Maire.
J’ai vu pleurer, face à moi, un grand jeune homme désemparé, lorsque le seul fromager de la fourme de Montbrison a fermé et que les grands collecteurs : Lactalis et Sodiaal se renvoyaient la balle pour ne rien faire.
Vous pouvez vous reporter à mes chroniques de l'époque :
Dans ma longue mission dans le Grand Sud-Ouest afin de trouver des collecteurs pour ramasser le lait de producteurs en déshérence, j’ai croisé des fils de la Terre, isolés, désemparés, qui n’avaient comme seul lien mon numéro de téléphone. « Je vais vendre mes vaches… je n’en peux plus monsieur Berthomeau… » C’était un dimanche matin, lui dans l’Aveyron moi à Paris. Pas simple de trouver les mots…
Là aussi vous pouvez lire ces 2 chroniques :
« Le public a applaudi. Devant moi Sébastien a craqué, il a pleuré. Avant la projection il n’avait pas revu les images, il les a découvertes avec nous, les a revécues, difficile épreuve que cette mise-a-nue publique. J’aurais aimé lui dire je ne sais quoi d’ailleurs mais les mots ici n’avaient pas droit de cité. Mon silence respectait ses larmes et surtout, plus encore qu’avant la projection, je sentais sur mes petites épaules le poids de cette mission qui m’avait été confiée. J’étais un peu colère, une colère contre moi-même mais aussi contre la bonne conscience très abonné à Télérama de ces gens à qui Edouard venait de proclamer pour alléger l’ambiance « Allez, on va boire un coup» qui sonnait comme la voix de son père que nous venions de voir sur l’écran le jour où il avait rassemblé ses voisins chez lui pour les régaler. Bien sûr que nous sommes allés boire un coup, comme l’a dit ou écrit quelqu’un « pour tordre le cou » au désarroi, vaille que vaille… » Pour sûr que j’avais envie de fendre la bonne conscience, monter sur la barrique pour dire à l’assistance : « Que faites-vous au quotidien pour qu’un Sébastien Itar, dans le fin fond de sa vallée du Lot, avec ses vaches, sa solitude, mais aussi se collègues de Cantaveylot, vive, fasse des projets, se projette dans l’avenir. Lors de mes dernières rencontres avec de ses collègues, producteurs de lait dans le Lot-et-Garonne et la Dordogne, ce besoin de visibilité, de compréhension active, m’a été martelée.»
« J'avais planqué un fusil et deux cartouches dans une serre. Mon épouse savait que j'étais à bout. Elle me faisait suivre partout par mon fils ». Sans le soutien de sa famille, Roger Pessotto, 66 ans, sait qu'il serait passé à l'acte. Le souvenir est encore frais, mais il veut témoigner.
Roger Pessotto a toujours voulu être agriculteur. Une belle carrière de maraîcher avec la fraise pour spécialité. « On est parti de rien. Et on est arrivé à rien ». Dans cette aventure, il avait pourtant tout donné, et sa fierté, c'était d'y être arrivé. Sa success-story avait même attiré les caméras d'une émission télévisée, quand son exploitation pesait encore entre « trente à quarante salariés».
Tout ça pour vous dire, cher Éric Fottorino, mon extrême sensibilité de fils et de frère de paysan de Vendée sur la détresse de ces fils de la Terre. Il ne s’agit pas de me dédouaner, bien au contraire, j’ai pendant 10 ans, auprès de Michel Rocard, participé au système, et je l’assume.
Mais cessons d’accuser le système, nous sommes tous, le système.
Votre dossier sur la détresse des agriculteurs a le grand mérite d’exister, c’est rare dans la presse d’aujourd’hui, et il apporte un éclairage intéressant que je ne conteste pas, mais si je puis dire, il ne va pas au fond des choses, il laisse trop de place à une vision très rat des villes sur ce qu’est la vie des rats des champs.
Pourquoi ne pas avoir donné aussi la parole à des gens d’en bas, beaucoup d’agriculteurs seraient tout aussi pertinents, même plus qu’un Michel Onfray, plutôt que de la donner à un brillant représentant des grandes cultures, Philippe Chalmin, très représentatif du système qui a dominé la fameuse PAC, ces Organisations Communes de Marché fabriquées par nos brillants technocrates dans la roue d’Edgard Pisani. Le blé et le lait, enfants de l’exploitation de polyculture de mon grand-père, privilégiés, protégés pour le plus grand bénéfice des grandes plaines et de la future spécialisation laitière.
Je ne parle pas du cochon et du poulet, simples transformateurs de céréales, qui ont fait du Grand Ouest le lieu privilégié du hors-sol – vivre sur quelques ha, la fameuse exploitation familiale à 2 UHT – pour le plus grand bénéfice des PSC et du soja importés via Saint-Nazaire et Brest. Mais aussi la fortune d’un Charles Doux et des fabricants d’aliments du bétail chers à Avril ex-Sofiprotéol. La désertification de certaines zones rurales n’est pas une opération du Saint-Esprit.
Quand à nos producteurs de viande du bassin allaitant, ils ont toujours été les laissés pour compte dans la mesure où c’est le troupeau laitier qui fait le prix de la viande : les fameuses vaches de réforme qui font le steak haché de M. Bigard, nourriture favorite des jeunes générations.
Et l’abandon des quotas laitiers, que nous avions mis en œuvre avec Michel Rocard, contre tous : l’impérieux François Guillaume SG de la FNSEA, futur Ministre de l’Agriculture de Jacques Chirac – j’ai été de ceux auprès de Stéphane Le Foll, ce fut ma dernière mission, à tirer la sonnette d’alarme, en vain, pour dire que certains de nos producteurs n’étaient pas préparés au coup de torchon des prix du grand large.
Bref, il y a tant à dire sur ce que vous appelez, cher Éric Fottorino, un État sans vision, que le retraité que je suis n’a plus envie de prêcher dans le désert de l’indifférence et de la démission.
Bien évidemment je n’ai pas la prétention de détenir une quelconque vérité, mais ayant trempé mes mains dans le cambouis de la politique agricole, cogéré aussi avec les Raymond Lacombe, Luc Guyau, Jean-Michel Le Métayer cette politique, mais aussi fait reconnaître la représentativité syndicale des minoritaires devant l’AG du Conseil d’État, je connais le poids de l’Histoire, ses pesanteurs et ses contradictions.
Il suffit de lire le livre de Bruno Le Maire Jours de Pouvoir pour s’en persuader, être courageux au Ministère de l’Agriculture face à l’omniprésence des majoritaires relève d’un apostolat bien difficile. Lorsqu’avec Michel Rocard nous avons négocié les accords de Dublin pour mettre fin au désastre programmé des vins de table languedocien, nous avons été vilipendé par nos amis socialistes et communistes, mais je n’ai aucune gêne à affirmer que nous avons sauvé ce vignoble et ceux qui en vivent aujourd’hui.
Il y a 2 ans l’éditeur Autrement, lecteur de mon blog, m’a contacté pour que commette un livre dans l’une de ses collections. J’ai proposé « Je veux des paysans pour mes petits-enfants »
Réponse : pas porteur coco !
Et pourtant, chaque jour que Dieu fait, j’en croise des nouveaux paysans, vignerons, maraîchers, éleveurs… Ils sont entreprenant, innovateur, intelligent…
Qui leur donne la parole ?
La commisération et l’émotion n’étaient guère de mise au Bourg-Pailler à propos de la politique, les valeurs que m’a transmis mon père, mendésiste – il était bouilleur de cru pourtant – sont celles du bien public, du gouverner c’est choisir…
J’ai choisi cet angle très personnel afin d’éviter de vous livrer mon analyse détaillée sur chaque article, ce qui n’avait que peu d’intérêt. Chaque lecteur est libre de se forger son point-de-vue sans les béquilles d’un ancien acteur du théâtre politique.
Ce que viens d’écrire ne doit pas vous empêcher d’acheter le N°72 Les Paysans la Grande Dépression, bien au contraire, c’est un bon dossier qui a le mérite de proposer des points de vue intéressant. Tout ce que je souhaite c’est qu’il ait une suite et que celle-ci n’attende pas que survienne une nouvelle « crise ».
Merci à Éric Fottorino et à son équipe de nous proposer du contenu, c’est si rare dans la presse d’aujourd’hui qu’il est important de joindre le geste à la parole de la même manière que les citoyens-consommateurs devraient le faire lorsqu’ils font leurs courses alimentaires…