L’hôtel de Talleyrand, construit au XVIIe siècle, fut la demeure de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Fin diplomate sous l’Empire, l’hôtel fut mis un temps à la disposition du tsar Alexandre Ier de Russie, dans le cadre des tractations en vue du retour des Bourbons. Talleyrand est un des rares qui sut conserver son statut sous la Restauration.
« Le meilleur auxiliaire d'un diplomate, c'est bien son cuisinier ».
Talleyrand a trois passions : la politique, les femmes et la nourriture. Selon lui, l’essentiel est de donner d’excellents repas et être galant avec les dames.
« Le cuisinier Boucher surnommé « Bouche sèche » ayant commencé sa carrière à la cour du prince de Condé prépare chez Talleyrand des repas diplomatiques devenus classiques. Les célébrités européennes de l’époque : politiciens, savants, ministres, diplomates, artistes sont les invités du diplomate hospitalier et généreux.
Le prince de Talleyrand fait entièrement confiance à M. Boucher, il lui donne carte blanche en ce qui concerne les frais et accepte toutes ses initiatives.
Depuis l’âge de vingt-quatre ans, Talleyrand s’entretient tous les matins pendant une heure avec son cuisinier sur le menu du déjeuner en ne prenant les repas qu’une fois par jour.
Brillat-Savarin, dans sa Physiologie du goût, indique M. de Talleyrand, « le premier de nos diplomates, à qui nous devons tant de mots fins, spirituels, profonds », comme l'introducteur en France de ces deux usages :
1° servir du parmesan avec le potage,
2° offrir après le potage un verre de madère sec.
Alexandre Dumas père, note dans son « Grand dictionnaire de cuisine » :
Talleyrand est parmi les premiers à penser qu’une cuisine saine et réfléchie raffermit la santé et permet de prévenir les maladies sérieuses. « En fait, écrit Dumas, les quarante dernières années de sa vie sa santé est un argument convaincant en faveur de cette thèse ».
Il ajoute :
« La révolution détruit les grands seigneurs, les repas somptueux, les manières élégantes. M. de Talleyrand les fait renaître. C’est à Talleyrand que la France doit sa renommée reprise d’un pays de luxe et d’hospitalité ».
Le matin avant de se mettre au travail, Talleyrand prend deux à trois tasses de tisane de camomille.
Le « roi de la cuisine » Marie-Antoine Carême travaille chez Talleyrand. Talleyrand fait beaucoup pour que Carême invente un style raffiné de nourriture avec des primeurs et des légumes, simplifie les sauces, etc.
« Durant son ministère, le fidèle collaborateur de Talleyrand, le cuisinier Antonin Carême, fut continuellement présent et sera chargé de l’organisation de banquets somptueux ; certains comprennent des « extraordinaires », voire de « grands extraordinaires ». Ce sont en fait des pièces « montées, salées et sucrées, conçues comme des ensembles architecturaux », où l’œil est aussi sollicité que le goût. Antonin Carême avait comme consigne de flatter à la fois les yeux et les palais des convives et l’histoire a retenu le raffinement des plats, des présentations et des menus. Cela fonctionnait pour les repas intimes et pour les banquets. Communication politique avant l’heure, ces instructions — et le budget associé — venaient de Talleyrand qui gardait à l’esprit deux facteurs. Ces repas lui conféraient renommée et influence car les nobles, diplomates et proches du pouvoir se flattaient d’être invités soit dans son hôtel parisien, soit dans son château de Valençay, les endroits où, durant le ministère de Talleyrand, il fallait être. Mais sa diplomatie demandait aussi d’être bien informé et en retour de communiquer les messages nécessaires à ses négociations. Ainsi, avec le même esprit de réseau d’information de la république de Venise aux xve et xvie siècles (rappelons que la diplomatie moderne fut organisée et répandue en Europe par la Sérénissime), les repas de la maison de Talleyrand étaient de parfaits lieux d’échanges d’informations. Eugène Briffault relate :
[…] chez M. de Talleyrand, on faisait de la diplomatie partout au salon et à l’office : son chef était chargé du soin de choisir les cuisiniers des grandes maisons de l’étranger, c’était se ménager des intelligences au cœur de la place (cité dans Rowley, 1997 : 72).
« En 1814, Louis XVIII envoya le prince à Vienne pour y défendre les intérêts français. Grâce à son habileté diplomatique, et en favorisant notamment la division parmi les Alliés, il réussit à obtenir des conditions inespérées. Appliquant avant l’heure les méthodes de l’Union européenne, il regroupa autour de lui les petits royaumes et joua des rivalités traditionnelles, évitant ainsi à la France d’être isolée. Les manœuvres de Talleyrand lors du congrès de Vienne doivent en partie leur succès aux dîners offerts par le prince, participant aux négociations, les menant même parfois aux dépens des puissances de l’époque, la Prusse, la Russie et la Grande-Bretagne. Au-delà de la réorganisation de l’Europe ouvrant sur une longue période de paix, de la naissance de la diplomatie moderne (de Sédouy, 2003), le congrès de Vienne reste aussi l’apogée du lien entre plaisir de la table et plaisir de la négociation. Nous avons là l’illustration d’une négociation, en Occident, organisée autour de la commensalité et non autour du discours et de sa maîtrise. »
Regard anthropologique sur les cultures de la table Olivier Arifon et Philippe Ricaud
L’empereur russe Alexandre apprécie en ce moment le talent de Carême et demande même à Talleyrand de le lui « prêter » pendant son séjour à Paris. « Ma cuisine, écrit plus tard Carême, était à l’avant-garde de la diplomatie française ».
Le petit déjeuner et le déjeuner étaient de peu de conséquence pour lui. Le soir, dit-on, il aimait « savourer des choses lourdes en compagnie de femmes légères »
Pendant l’hiver 1803, alors qu’il était pratiquement impossible d’obtenir du poisson à Paris, Talleyrand donna un dîner officiel. À un moment, sous les exclamations enchantées des convives, un laquais entra, portant un énorme saumon sur un grand plat d’argent. À l’horreur de tous, il trébucha, et plat et poisson se répandirent sur le sol.
Voyant cela, Talleyrand ordonna calmement : « Qu’on en apporte un autre. »
Et presque immédiatement, un autre saumon fit son apparition. L’incident avait été planifié.
Autre version :
M. de Talleyrand, le grand diplomate, était aussi un grand gourmet. En partant pour Vienne il avait déclaré fièrement à Louis XVIII :
« Sire, j'ai plus besoin de casseroles que d'instructions. Laissez-moi faire et comptez sur Carême. »
Car le grand Carême, l'illustre cuisinier, était à son service.
Donc, un jour, à Vienne, le prince de Talleyrand décida de donner un dîner magnifique, un de ces dîners qui rendent un homme illustre, qui font honneur au pays qu'il représente et dont on parle pendant longtemps.
Il voulait surtout servir un poisson merveilleux et, pour être sûr d'obtenir ce qu'il voulait, il avait commandé chez deux marchands différents deux énormes saumons.
Le matin du jour où devait avoir lieu le dîner on apporta un splendide saumon du Rhin. Il était aussi grand qu'un homme.
Pendant que tout le monde admirait cette bête exceptionnelle le second saumon, qui venait de la Moselle, fit son apparition. Celui-ci ne mesurait pas moins de six pieds.
« Monseigneur, dit Carême, il y a un saumon de trop. On ne peut pas les servir tous les deux...
- Vous les servirez cependant tous les deux, répondit le diplomate.
- Monseigneur, je ne ferai pas cela. C'est contraire à toutes les règles.
- Mais, monsieur, quand je commande...
- Monsieur, personne ne peut me forcer à faire une faute professionnelle...
- Voyons, ne vous fâchez pas, Carême...
-
Et le ministre des Affaires Etrangères chuchota quelques mots à l'oreille du cuisinier.
Au cours du dîner, dans une salle à manger éclairée d'innombrables bougies, où étincelaient les diamants et les médailles des officiers, des flûtes et des violons annoncèrent soudain l'arrivée d'un plat extraordinaire.
Deux maîtres d'hôtel entrèrent portant solennellement un plat d'argent. Le saumon du Rhin, entouré de citron et de persil, était couché sur un lit de fleurs.
Soudain, comme tout le monde poussait des cris d'admiration, un des maîtres d'hôtel glissa et le saumon tomba sur le parquet.
Un murmure désolé et plaintif s'éleva. Était-ce possible ? Un si beau poisson... Perdu !
- Faites venir Carême! cria M. de Talleyrand.
« Monsieur, dit sévèrement le prince au cuisinier, voyez ce qu'on a fait de votre poisson. Avez-vous prévu qu'un accident semblable pourrait arriver ? »
- Monseigneur, j'ai un autre saumon tout prêt, répondit Carême. Je prends toujours mes précautions...
Et l'on apporta, avec le même cérémonial, et selon ce qui avait été décidé le matin, pour étonner les invités, le saumon de la Moselle qui était encore plus beau.
Et presque immédiatement, un autre saumon fit son apparition. L’incident avait été planifié.
Lorsque Talleyrand décède le 17 mai 1838 à Paris à l’âge de 84 ans, certains plaisantent : « Talleyrand est mort ? Pourquoi donc a-t-il eu une telle idée ? »
Le souper légendaire des derniers jours de l'empire : Fouché et Talleyrand
Par Béatrice de Rochebouët Publié le 07/11/2013
Le 17 novembre, à Fontainebleau, Me Osenat mettra en vente trois lettres autographes qui retracent un face-à-face crucial entre Fouché et Talleyrand.
Voici une réunion de documents autographes inédits qui nous plongent au plus intime de l'histoire impériale. L'instant a été immortalisé au théâtre par Jean-Claude Brisville puis porté à l'écran en 1992 par Édouard Molinaro. Dans Le Souper, sur fond de Carmagnole, chanson si populaire créée à la chute de la monarchie le 10 août 1792, deux hommes dînent à huis clos, aux chandelles, dans un magnifique écrin de boiseries. Deux petites heures à déguster le foie gras du Périgord pour décider du destin de la France. L'heure est grave, le tonnerre gronde, l'Empire vacille. Le duel verbal auquel se livrent Fouché et Talleyrand, tantôt ennemis, tantôt complices, mais tous deux liés par les mêmes sordides intérêts, va devenir légendaire.
Pour rendre l'intrigue de ce face-à-face entre le «crime» et le «vice» encore plus palpitante, le film situe l'action le 6 juillet 1815, alors que le peuple se pose de sombres questions sur son avenir après la défaite de Waterloo. Or, d'après les trois lettres autographes mises aux enchères chez Me Osenat à Fontainebleau, ce souper serait légèrement antérieur. «Je me rendrai chez Votre Altesse à 5 heures et demie et j'aurai l'honneur de dîner avec elle…», écrit un an plus tôt, le 23 avril 1814, Joseph Fouché, le duc d'Otrante, à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.
Chaque mot est pesé mais en dit long sur leur vrai visage.
D'un côté, il y a le redoutable Fouché, le ministre de la Police de Napoléon au sang-froid hors pair qui prenait un malin plaisir à mettre un homme en face de l'inavouable. Ce brillant oratorien et conventionnel régicide est connu pour avoir réprimé avec férocité l'insurrection lyonnaise de 1793 et fait exécuter le duc d'Enghien, avant de devenir le ministre de Louis XVIII, restauré par ses soins.
De l'autre, il y a le cynique Talleyrand, le ministre des Relations extérieures vénal et corrompu qui tempère, l'homme à femmes qui suggère autant d'admiration que de mépris, le «diable boiteux» défroqué dans Sacha Guitry toujours à la recherche d'un précaire équilibre.
Un double jeu perfide
Fouché a tenté de revenir en vain dans le jeu politique au début de la seconde Restauration en intriguant auprès de ce dernier, qui s'était rapproché des Bourbons et des alliés dès février 1814, au moment où Napoléon fut déclaré déchu par le Sénat, le 2 avril de cette même année. Son double jeu éclate au grand jour. Il écrit à Bonaparte «qu'il aurait été plus glorieux et plus consolant de vivre en simple citoyen dans les États-Unis d'Amérique» plutôt que d'accepter une retraite indigne à l'île d'Elbe de «celui qui a possédé un immense Empire». Or, il suggère à Talleyrand, alors ministre des Affaires étrangères, de montrer cette lettre d'une lucidité implacable au comte d'Artois, le futur Charles X, qui a été nommé chef du gouvernement provisoire et a signé la convention d'armistice le 23 avril 1814. Une perfidie aussitôt saluée par son complice du souper sur ces mots: «Excellent! Excellent! Vous auriez été à la messe du Saint-Esprit d'aujourd'hui que vous n'auriez pas dit mieux.»
Les jeux de la gastronomie et de la négociation : les enseignements du congrès de Vienne (1814-1815)
Or, la négociation, comme la gastronomie, prend sa source aux XVIIe et XVIIIe siècles, avec l’apogée de leur alliance personnifiée par Talleyrand et son chef Carême, lors du Congrès de Vienne (1814-1815). Notre article a pour objectif, à travers l’étude du cas de l’alliance entre gastronomie et négociation, lors de ce Congrès, d’en faire ressortir certes les atouts pour le manager d’aujourd’hui (émotions, théâtralisation et communication), mais aussi les limites.
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