Le jour où tu n’as rien à dire, que tu n’as vraiment rien envie de dire, que ta plume est sèche, mais que tu ne veux pas rompre le lien fragile, alors tourne toi vers le poète, feuillette d’un doigt léger ses pensées exquises, flâne, glane, arrête-toi, pose-toi, assieds-toi à l’ombre d’un grand arbre, prends une large inspiration et lance toi, rompt le silence, occupe l’espace, lis à haute voix, ou mets-toi à chanter…
« Al-Rahîd avait délaissé l’une de ses concubines. Il la trouva une nuit qui errait, soûle, dans les ailes du palais, vêtue d’une longue robe de soie dans laquelle elle se pavanait avec arrogance. Lorsqu’il voulut la tenter, elle lui dit :
- Commandeur des croyants, tu m’as délaissée durant tout ce temps ; je n’étais pas prévenu de ta visite. Laisse-moi la nuit pour me préparer. Je viendrai te voir au matin.
À son réveil, il demanda au chambellan :
- Ne laisse personne entrer chez moi !
Il attendit. Elle ne vint pas. Il se leva, entra chez elle, la sommant d’exécuter sa promesse, mais elle lui dit :
- Commandeur des croyants, « le jour efface les paroles de la nuit » !
Il s’en retourna, convoqua les poètes réunis à sa porte, et Abû Nuwâs, al-Raqâshî et Mus’ab se firent immédiatement annoncer. Il leur dit :
- Donnez-moi quelque impromptu sur le thème : « le jour efface les paroles de la nuit »
Al-Raqâshî déclara :
- J’ai trois vers là-dessus !
Et il se mit à chanter :
Veux-tu l’oublier quand ton cœur bat au galop,
Privé de toute paix, qu’il n’est plus de repos ?
Elle t’a laissé là aimant, en grand émoi,
Celle qui nul ne visite et qui nul ne reçoit,
Qui te fait sa promesse et à la fin te dit : « le jour efface les paroles de la nuit » ?
- Moi aussi ! dit Mus’ab.
Et il se mit à chanter :
Si tu souffrais, par Dieu, la passion que j’endure,
De tout gîte à Bagdad tu passerais les murs.
Ne te suffit-il pas que mes yeux soient en larmes
Et que ton souvenir jette en moi une flamme ?
Cachant un rire dans un sourire, elle a dit :
« le jour efface les paroles de la nuit »
Et moi quatre ! conclut Abû Nuwâs.
Et il se mit à chanter :
Une nuit au palais, saoule elle est apparue,
Mais le beau de l’ivresse est dans la retenue.
De dessus ses épaules, tant je l’ai baisée,
Sa pelisse a glissé et, son pagne dénoué,
La brise a agité une croupe rondarde
Et courbé un rameau piqué de deux grenades.
J’ai dit : « Madame, votre promesse ? » Elle a dit :
« le jour efface les paroles de la nuit »
- Scélérat ! s’exclama al-Rashîd, c’est à croire que tu y étais !
Au deux premiers, il fit remettre cinq mille dirhams et dix mille à Abû Nuwâs, accompagnés d’une somptueuse robe d’honneur.