Cher Michael Steinberger,
Nous eûmes pu nous rencontrer en novembre 2006 autour de la table d’Estelle et Pierre Clavel link à Assas en ce terroir du Languedoc pour lequel, Jean, le sage, qui m’aurait rajouté en bout de table, a tant œuvré. Tel ne fut pas le cas et je le regrette un peu mais la lecture de votre livre, publié en 2009 aux USA, sous le titre « Au Revoir To All That », fort bien traduit en français par Simon Duran pour Fayard en ce tout début 2011, m’a apporté la preuve que votre amour pour notre mode de vie était profond et solide.
Je préfèrais votre titre initial, car un Au Revoir n’est pas un adieu, à celui de l’édition française. En effet, même si je partage vos craintes, la cuisine française, n’est pas un chef-d’œuvre en péril. Les bons produits, longtemps laminés, ignorés, reviennent en force et il ne faut pas désespérer de nos jeunes pousses qui sont loin d’être MacDonalisées à tout jamais. Mais je ne vais pas me lancer dans un long plaidoyer sur ce thème car ma chronique de ce matin a un tout autre but : inciter mes lecteurs à acquérir votre excellent et fort pertinent livre.
En effet, bien plus qu’un simple chroniqueur gastronomique vous êtes un écrivain. L’hommage que vous rend Jay McInerney – dont je suis un lecteur – «adieu fascinant et bien documenté sur la meilleure cuisine que le monde ait jamais connue», en porte témoignage. Vous êtes un fin connaisseur de notre pays et je comprends que « Voir disparaître ainsi le mode d’être et d’alimentation des Français » vous attriste et que lorsque vous écrivez qu’ « En France, je n’avais pas seulement appris comment manger ; j’avais aussi appris comment vivre. » votre empathie pour notre vieux pays sonne juste. Dans une interview à Libération vous déclarez que « la cuisine reflète l’état d’un pays et celle de la France a perdu de sa créativité après les Trente Glorieuses. Contrairement à d’autres pays, la France n’a pas surmonté la crise économique. Pendant des siècles, elle a produit des chefs-d’œuvre musicaux, artistiques ou littéraires, mais ce n’est plus le cas. Paris est à la traîne et rien n’est épargné, pas même la cuisine. »
J’en conviens en effet car ce qui manque le plus à notre vieux pays c’est de la vitalité. Cependant, vous qui ne faites que passer, vous vous en tenez, en dépit de vos incursions chez quelques-uns des meilleurs de notre France des Terroirs, à la surface des choses. Dans les plis et les replis d’un pays qui, paradoxalement a un taux de natalité remarquable, germe des graines qui vont nous redonner de l’élan. Pour avoir moi-même, et Jean Clavel pourra vous le confirmer, été en butte à l’immobilisme à la française, alliance objective de la bureaucratie et d’un conservatisme imprégné de corporatisme, je vous assure que vous devriez ne pas vous en tenir à un certain nombre d’idées reçues. Nous sommes certainement un peu fourbus mais de grâce ne confortez pas notre pessimisme en nous expédiant dans une forme de muséification qui ne correspond pas à la réalité.
Ceci écrit, contrairement à vos confrères français Aymeric Mantoux et Emmanuel Rubin : Le livre noir de la Gastronomie Française link, sur tous les sujets que vous abordez vous allez au fond des choses, vous cherchez, vous êtes curieux, vous possédez parfaitement la trame historique, vous questionnez les bons interlocuteurs, leurs réponses sont des citations identifiées et non des perfidies anonymes, c’est donc, même si parfois je ne partage pas certaines de vos analyses, de la belle ouvrage comme l’aurait dit mon grand-père. Vos 17 pages sur Le dernier gentleman d’Europe Jean-Claude Vrinat du Taillevent m’ont ravi ; puis les 19 pages sur Une nation du fast-food sur la saga McDonald’s en France sont remarquables ; les 23 qui suivent Le cru et le cuit sur notre calendos au lait cru sont de la même veine ; les 25 consacrée ensuite au vin « Sans le vin ce serait un désert » (citation de Pierre Clavel » sont intéressantes, malgré une vision parfois un peu simplificatrice, j’écrirais même teintée d'une forme de naïveté très Nouveau Monde ; enfin les 25 consacrée au Roi du Monde : Ducasse sont à proposer aux écoles de journalisme. Il y a peu de déchet dans ce livre et je m’y référerai à l’avenir pour nourrir certaines de mes chroniques : par exemple votre entretien à l’automne 2006 avec Hervé Briand de l’INAO qui ravira mes amis de Sève et l’histoire du Château Fourton La Garenne illustratrice des maux dont souffre le Bordeaux tout court.
Merci aussi de parler de Haute cuisine à l’instar de la Haute Couture car les similitudes et les dérives y sont riches d’enseignement et vous me fournissez ainsi matière à future chronique.
Pour mettre mes lecteurs en appétit permettez-moi de leur offrir un florilège de citations en guise d’amuse-bouches.
« Ce n’est pas seulement la manière dont les Français préparent leur nourriture qui les séparent du reste de l’humanité ; c’est la manière qu’ils ont de penser la cuisine et d’en parler. Plus que toute autre nation, les Français élèvent la cuisine au rang d’art, et donnent à l’alimentation l’allure d’une activité exaltante. » (une brève histoire de la gastronomie française)
Le terroir « le lieu, encore le lieu, toujours le lieu »
Alain Senderens à propos de ses étoiles : « Désormais les clients désiraient faire un bon repas pour un prix moins élevé et que le chefs devaient servir une nourriture impeccable sans avoir à fournir en même temps du faste, du luxe et tout le tremblement. »
Sur Jean-Luc Naret le pacha du Michelin « jeune, mondain et perpétuellement hâlé »
De Pascal Rémy l’ex-inspecteur du Michelin L’inspecteur se met à table à propos de Jean-Luc Naret : « Berlusconi ? » Selon lui, Naret était un vendeur, et sa fonction était de vendre des livres pour vendre des pneus.
« Si Taillevent n’existait pas, il faudrait l’inventer. C’est le pilier de la cuisine française, l’idéal qu’on peut atteindre ou qu’il faudrait atteindre dans la conduite d’un restaurant et dans la manière de traiter chaque client de façon digne et honorable. » Patricia Wells.
« En outre, c’était à la maison, plutôt qu’à l’école, que la culture alimentaire française était en train de subir les assauts les plus violents. Il y avait plusieurs raisons à cela. La plus évidente et la plus significative était que, désormais, des millions de Françaises travaillaient, et qu’elles n’avaient ni le temps ni l’envie de préparer chaque soir un repas pour la famille. C’était bien plus facile de jeter une pizza surgelée dans le four. »
« Or, cet héritage était à présent en danger. Les foyers où l’on dîne à la va-vite, avec souvent la télévision beuglant en toile de fond, se faisaient de plus en plus nombreux. »
Denis Hennequin ex-patron McDonald’s France puis Europe passé chez Accor de « Ce n’est pas à cause McDonald’s que les gens ne cuisinent pas à la maison, me répondit-il brusquement. Ce sont eux qui ont décidé d’arrêter de cuisiner – parce que cela ne les intéresse pas, parce qu’ils travaillent ou parce qu’ils ne veulent pas salir leur cuisine. Ce n’est pas ma faute. Mais si vous y réfléchissez, dans les restaurants français, le steak-frites était déjà le plat le plus vendu pour les enfants. On peut dire que nous ne faisons que leur proposer sous une forme différente. »
« Le cadre travail stérile requis par la réglementation européenne avait éradiqué certains microbes bénéfiques qui évoluaient autrefois dans l’air et sur les surfaces, et Durand admettait que même son fromage avait un peu perdu en qualité. Cette nouvelle réglementation n’avait pas seulement affecté la production fromagère ; elle l’avait rendue très coûteuse pour de nombreux petits producteurs comme Durand. L’investissement nécessaire pour s’y conformer était parfois si rédhibitoire que beaucoup d’entre eux renonçaient à leur activité. »
« C’est un paradoxe de l’hygiène alimentaire, avec moins de germes, le danger pourrait être encore plus grand. » Luc Morelon de Lactalis qui explique « que toutes ces bactéries étaient présentes en plus grand nombre dans le lait, il leur fallait lutter pour l’espace, ce qui avait pour résultat de créer un environnement stable. Avec mois de germes, la compétition était moindre et les bactéries avaient plus d’espaces pour se développer. «
« Ducasse incarnait une bonne part de ce qui allait mal dans la haute cuisine française : les chefs absents, se livrant sans cesse à la promotion de leur noms en marques et manquant de candeur créatrice aux fourneaux. » François Simon
« Trop de chefs dans les salles d’embarquement des aéroports, pas assez dans les cuisines. »
« En dépit de son air bravache et de son apparence urbaine, Ducasse était-il au fond un péquenaud ? Avec ses origines rurales et son éducation limitée, était-il intimidé de lire à haute voix devant un groupe de journalistes très cultivés ? »
« Ducasse s’intéresse au sort de la cuisine française ; Robuchon ne s’intéresse qu’à Robuchon » François Simon.
« Il y a plus de passion au Japon pour la cuisine et le vin français qu’on en trouve en France, m’affirma-t-il. Les japonais sont maintenant très cultivés et informés de tout ce qui touche à la cuisine française et quand la nourriture est bonne, ils sont très enthousiastes. Les samedis et les dimanches, ils peuvent attendre deux ou trois heures pour obtenir une table ! Même ma mère attendra volontiers une heure et demi » Hiramatsu
« La gastronomie est le dernier bastion de l’esprit réactionnaire en France et c’est dommage » Gérard Allemandou de la Cagouille à propos de l’absence des minorités ethniques chez les toqués, sauf à la plonge.
Voilà, j’en ai presque terminé avec vous, cher Michael Steinberger, mais avant ma chute il me faut vous avouer que je considère la première phrase d’un livre comme étant capitale pour l’appétit de lire et votre phrase d’attaque « Par une soirée un peu trop chaude de septembre 1999, j’échangeai ma femme contre du foie gras de canard » est un modèle du genre, un vrai petit bijou. Et, comme ici chez moi tout fini avec des histoires de vin, en hommage à un de nos chers disparus cette anecdote se déroulant chez le Ladurée à jamais disparu « J’y commandais généralement une salade niçoise, composée avec art et parfaitement préparée, que j’agrémentais d’un ou deux verres du morgon – senteur de violette – de Marcel Lapierre. »
La prochaine fois que vous reviendrez en notre pays fourbu, cher Michael Steinberger, lorsque vous vous poserez à Roissy faites-moi signe nous irons prendre un verre dans un bistrot pour parler des vignes, des vins et des vignerons. Ensuite, si vous disposez d’un peu de temps je vous propose de vous guider pour que vous découvriez mieux encore, dans les plis et les replis de nos terroirs, des garçons et des filles plein d’allant qui vous persuaderont que, pour le vin tout au moins, la France n’est pas encore un chef d’œuvre en péril.
Dans l’espoir de vous lire, entendre ou voir, recevez cher Michael Steinberger l’expression la plus vive de mon goût immodéré du bien-vivre.
Jacques Berthomeau