Parodiant le célèbre poème “If-” de Rudyard Kipling (1910) dont le titre en français est sa chute, « Tu seras un homme mon fils ! » j’aurais dû le féminiser car les filles font une entrée en force dans l’univers mâle du vin. Cependant, je ne vais pas vous pondre une énième réflexion sur cette arrivée. Mon propos du jour m’est venu dans le TGV qui me menait au Salon d’Angers.
Par la grâce de la réservation en ligne j’étais doté à l’aller d’une place en première, au sous-sol, dans les nouvelles rames à étage. Confort, prise, ambiance feutrée, seule la contrôleuse jurait : voix de stentor, look de gardienne de square (je suis fasciné par les dégaines des contrôleurs et contrôleuses de la SNCF, nous devrions demander à Pepy d’organiser un défilé). J’étais à une place isolée et à mon côté 3 jeunes gens : une fille bien sapée sourire scotchée aux lèvres, un mâle dominant barbu et un mâle soumis avec barbe de 3 jours. Des commerciaux, deux Smartphones chacun, ils se rendent à Nantes et causent boulot. Je perçois des bribes de leur conversation menée par le mâle dominant, assez satisfait de lui, les autres rient de concert à ses saillies. J’ai du mal à comprendre ce qu’ils vendent mais le dominé ouvre son ordinateur pour montrer à ses collègues une présentation PowerPoint. Là je découvre que ces jeunes gens bossent pour TRECA
.
Et là dans ma vieille cervelle de Taulier une question jaillissait : comment peut-on se passionner lorsqu’on est jeune pour la vente de matelas ? D’où, pour introduire mon jus de tête, la grosse vanne estampillée Almanach Vermot : – Comment vas-tu yau de poêle?
– Et toile à matelas?
En effet, depuis que je blogue, soit plus de 8 ans, j’en ai croisé des jeunes, des petites louves et des petits loups, et j’en croise encore, qui m’ont confié leur passion pour le vin. Rien de très original à cela, sauf que ces jeunes voulaient vivre leur passion en consacrant leur vie professionnelle au vin. Fort bien, devenir vigneron ou vigneronne, ce n’est pas simple mais c’est du domaine du possible même si l’on n’est ni héritier, ni d’une famille vigneronne. Mais ces enthousiastes, ces passionnés, et ce n’est pas médire d’eux, ne se voyaient pas vraiment dans les vignes ou dans les chais mais à s’occuper du vin fait. Fort bien, faire du commerce, acheter pour revendre, c’est un métier qui peut s’exercer avec passion, même d’une certaine façon avec un zeste de militantisme, mais pour en vivre vraiment, pérenniser une petite entreprise il faut trouver une réelle chalandise qu’elle soit au coin d’une rue ou sur le Net.
Mais, tout à côté de ces métiers traditionnels, se loge ceux qui se rassemblent dans le grand fourre-tout des services : les conseilleurs de tous poils, les communicants, les attachés de…, les animateurs, les blogueurs qui veulent rendre des services payants… Là c’est l’océan rouge, tout le monde se bouscule, s’agite, chalute, et pour l’heure ceux qui cherchent ce type de services ne savent plus où donner de la tête. Nous sommes dans une phase de surabondance d’offre face à une demande dont la solvabilité est liée à la production de vins qui ne passionnent pas les passionnés.
Contrairement à mes jeunes vendeurs de matelas TRECA du TGV nos petits loups et louves passionnées de vin, eux, ne se voient pas, dans leur grande majorité, se mettre au service de Pierre Castel ou de Joseph Helfrich, d’une grosse Union de Coopé… Reste le haut du panier : les GCC, les belles maisons bourguignonnes et autres, les grandes marques de champagne, mais là il va leur falloir souvent mettre un grand mouchoir sur leur passion pour se mettre au service exclusif de la maison. C’est le lot de la plus grande majorité des salariés que de se retrouver glissés dans un costume un peu étriqué.
En écrivant cela je ne joue pas les rabats joies, ni le vieux sage qui cherche à doucher l’enthousiasme de jeunes pousses pleines d’ambition et de passion. Simplement je tente d’expliquer à celles et ceux qui m’interrogent que le monde du vin n’est pas un eldorado où il suffit d’entrer pour gagner sa vie en vivant une passion. Beaucoup d’appelés peu d’élus, car si l’accès est beaucoup plus facile qu’autrefois, par le biais des nouveaux médias numériques où les jeunes excellent, la rémunération des services rendus est beaucoup plus difficile car « la gratuité » du Net met à mal les médias traditionnels et ne permet pas aux nouveaux de se trouver un modèle économique pérenne. Vivre de bouts de ficelle, se débrouiller, profiter de la relative incompréhension du système par ceux qui expriment des besoins : accès au marché, recherche de notoriété, positionnement… pour ramasser des miettes…etc. ne durera qu’un temps.
Les temps sont difficiles car le modèle économique de notre vieux monde a atteint un degré de maturité tel que la contradiction entre une consommation à tout va, au moins cher du moins cher, et une désindustrialisation qui en est la conséquence directe : faire produire ailleurs ce que l’on consomme brise des emplois qui ne sont pas compensés par l’émergence de ceux dit des services. Les émergents, les ADPIC, génèrent eux une croissance débridée créatrice d’une grosse classe moyenne avide de consommer comme nous et de nouveaux riches boulimiques de luxe et d’ostentation. Pour le vin, notre marché domestique est pauvre : prix bas, absence de stratégie des leaders du marché, émiettement, promotion presqu’exclusivement collective via les interprofessions, concurrence inter-régions, arrivée massive de petits vignerons sur le marché, ce qui ne permet pas de générer des flux financiers en capacité de développer un véritable rebond de la consommation à moyen terme. Tous nos petits loups et louves nagent ainsi dans l’océan rouge français et s’ils souhaitent faire leur vie professionnelle dans le vin il va leur falloir vivre avec une valise à roulettes et internationaliser leur activité. Les blogs sans une extension anglaise et en mandarin n’ont aucun avenir. De même pour les fournisseurs de services en tout genre, une remise en cause de leurs pratiques est nécessaire car je doute fortement de l’efficacité de celles qu’ils vendent à leurs clients : déjeuners de presse, communiqués de presse, voyages de presse etc. Quant aux stratèges, aux marqueteurs, aux conseilleurs en réseaux sociaux, je préfère me taire car mes mots risqueraient de dépasser ma pensée.
Demain je me laisserai aller sur ce thème, à bientôt donc sur mes lignes… Si ça vous chante lisez ou relisez la version française du poème de Kipling dans sa traduction d’André Maurois.
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.