Michel Rocard « La pensée durable » ce qui suit est un tout petit passage de la transcription de ses propos tenus sur France-Culture du 17 au 21 juin 2013 et recueillis par Jean-Michel Djian. Michel Rocard à 83 ans et, comme vous le savez, il a tenu dans ma vie professionnelle une place très importante et c’est pour cela que ce matin j’ai eu envie de vous faire partager ce morceau de son histoire personnelle.
« En 1946, je passe mon bac avec une mention assez bien. Je suis inscrit en classe de mathématiques supérieures, c’est-à-dire les classes préparatoires avec, en perspective, il fallait que je finisse à Polytechnique ou, sinon, à Normale. J’ai profité d’un moment où mon père était parti pour six semaines aux Etats-Unis (à ‘époque, on y allait encore en bateau) et je suis allé lâchement m’inscrire à Sciences Po. Je ne sais pas très bien pourquoi, mais c’est sans doute le mot « politique » dans le titre qui m’avait attiré (…)
Après que je suis allé m’inscrire à Sciences Po, je le lui ai écrit. J’ai reçu une réponse huit ou dix jours après disant que j’étais un imbécile, que cette décision était inacceptable et que nous allions en reparler à son retour. Pas même une formule de politesse ! Au retour, je l’accueille et il me fait entrer dans son bureau, puis fermer la porte : « Tu es un con », me dit-il. « Écoute, papa, ce n’est peut-être pas si simple. – Tu es un con. De toute façon, le monde ne change qu’avec ceux qui le créent : les scientifiques. Tous les autres n’ont jamais su que le baratiner, le paralyser, l’empêcher de travailler, c’est ce que tu vas faire. Puisque tu renonces à servir à quelque chose, que tu veux être un oiseux, je te coupe les vivres. Mais, comme je suis un personnage de la science, que j’ai une vie publique, je ne peux pas te mettre sous les ponts, cela se saurait, tu vas donc rester, nourri, logé, blanchi ici, à cause de ce qui est, pour moi, une contrainte sociale. Mais pour ce qui est de t’acheter tes costumes, tes bouquins, ton matériel de cours, tu te débrouilles. Tu auras besoin d’argent et, devant cet échec, tu as besoin d’apprendre quelque chose qui te résiste. Puisque ça ne peut être la science, ça sera la matière : je t’embauche comme tourneur fraiseur au laboratoire de l’École normale supérieure, payé au tarif syndicale. » C’était soixante centimes de l’heure, à l’époque. J’ai donc été, pendant deux ans, à raison de douze à treize heures par semaine, ouvrier tourneur fraiseur dans les sous-sols des laboratoires qu’on aperçoit depuis la rue Lhomond, une annexe de la rue d’Ulm. C’était une aventure inouïe parce que, d’abord, j’ai toujours conservé les quelques ronds de serviette que j’avais fabriqué dans de l’aluminium pour m’entraîner. Mais, surtout, parce que j’avais un contremaître qui m’avait pris en charge : un fabuleux ouvrier, capable de tailler une demi-sphère dans un tube d’aluminium avec un tour, c’est-à-dire des engins qui travaillent en longueur et en largeur, mais pas en arrondi.
Cet ouvrier était de culture et d’ascendance trotskiste, il s’était engagé dans les Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, avait été communiste, mais il ne l’était plus, car il était en colère contre l’appareil stalinien. C’était un ouvrier étonnant et j’ai passé des centaines d’heures à l’entendre monologuer pour me raconter ce qu’était l’histoire de France. Les grands manuels que nous avions à l’école étaient les Malet & Isaac (édité par Hachette), c’était une histoire petite bourgeoise, celle de la France aisée. L’histoire de la France ouvrière – de la Commune, même de la Résistance, beaucoup plus ouvrière que patronale, l’histoire du communisme – ne figurait pas dans ces manuels. Cet ouvrier, professionnel de haute qualification, m’a fait sentir cette histoire et cela tient une place importante dans le fait que je sois devenu socialiste. »