Dans le petit monde confiné de ce que certains dénomme le Bloglouglou – dénomination qui sent la régression comme le note à juste raison notre consœur vigneronne-journaliste Catherine Bernard – la propension à qualifier de débat de fond une certaine forme d’agitation verbeuse me ravit. Les rôles sont bien distribués, chacun joue sa partition, délivre son message, le plus souvent avec des on tout rond, bien creux pour contenir tout et rien. C’est pratique, c’est même très commode, ça fourre ceux qui se reconnaîtraient dans le sac prévu à cet effet. Est-ce à dire pour autant que nommer c’est dénoncer, être un délateur. La réponse est bien évidemment non, dire ce que je considère – le moi ici s’impose – comme contraire soit à ce que j’estime être la vérité, soit inexact, soit outrancier, n'est en rien une dénonciation et pire une délation...Mettre en vis-à-vis de mon opinion le nom de celui dont je conteste les dires ou les écrits ou celui d’un groupe n’a rien d’une délation. Nommer est bien plus respectable et courageux que l’hypocrisie de la généralité. Pour autant dire ou écrire, même avec vivacité, n’est pas insulter. C’est se confronter, même s'affronter, sans se masquer. Bien plus méprisable sur le Net est l’anonymat de certains commentateurs vindicatifs. Là sont les délateurs, les pleutres, les méchants, ceux qui se complaisent dans l’anonymat couard. Je préfère ceux qui me disent en face que je suis un con ou tout le mal qu’ils pensent de moi à ceux qui se font patelin, gentil en façade pour cacher les aigreurs d’estomac à mon endroit. J’ai toujours pratiqué cette franchise directe, quoiqu’il m’en coûte, comme ce refus de serrer la main, lors d’un pince-fesses « glouglou » à un député – toujours député – car je ne supportais pas ses propos xénophobes dans son bulletin municipal d'une ville qui sonne comme un Grand Chateau de Bordeaux. J’eus droit à des menaces sur mon devenir. En toutes circonstances je préfère le dire à qui de droit à l’amalgame large et pâteux. De même lorsque j’estime que Michel Rolland profère des énormités – qu’il déclare ne pas avoir dites – je l’écris au risque de voir ses adorateurs claquer la porte de mon espace de liberté.
Bref, tout ça pour présenter une de mes dernières acquisitions chez un libraire à Apt Traité de la Délation par Romain Motier citoyen de Genève 1947 publié Aux dépens de Romain Motier. L’auteur, mort le 17 novembre 1946 dans sa modeste maison du Plan-des-Ouates, était né à Carouge en 1873, a suivi une carrière paisible à la Bibliothèque publique de l’Université. Pendant les deux grandes guerres il prodigua ses soins à l’Office Central de la Croix Rouge. Grand voyageur, érudit, s’adonnant à des travaux historiques et philosophiques, En France, connu d’une élite littéraire, il amassa lors de ses longs et fréquents séjours une importante documentation car « les vicissitudes de ce malheureux pays l’intéressaient beaucoup » Son opus le plus fameux fut son Traité de l’Intolérance achevé en 1945.
« De la délation en général »
« Il est curieux que le mot délation s’applique tout ensemble, chez les auteurs qui savent les nuances de leur langue, à la dénonciation politique et à une démarche méprisable. Pourquoi ce sens péjoratif ? Parce que la délation est censée, en principe secrète, tortueuse et au surplus intéressée. »
ARTICLE 58 du Code Pénal Soviétique, paragraphe 12
« L’omission de la dénonciation, s’il s’agit de la préparation dûment connue ou de l’exécution d’un délit contre-révolutionnaire, comporte la peine de privation de la liberté pour une période de temps qui ne sera pas inférieure à six mois. »
Le « Vice National des Français »
«La délation est devenue le vice national des Français » écrivait récemment M. Lourenço Barretos, l’éminent journaliste d’Amérique du Sud. Cette assertion a paru étonnante à quelques personnes peu au courant de la psychologie des peuples. Comment l’esprit de délation pourrait-il fleurir dans une nation qui a pris pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité ?
Mais justement cette formule mérite d’être expliquée.
En matière de fraternité, il est bien connu que la vertu de ce nom représente un idéal inaccessible et non pas une pratique établie. Toutefois, il y a des peuples où le sens fraternel, communautaire, existe à quelque degré. On se plaît à le reconnaître chez les Russes, chez les Allemands (à l’intérieur de leur race, bien entendu) et chez des peuplades primitives où l’on se sent encore proche des origines, uni par le sang, par les préjugés de la tribu, par l’inceste, par la religion. Les Français ont, depuis longtemps, dépassé ce stade. Ils ne sont plus qu’une poussière d’individus et s’en vantent parfois. Il est naturel que nulle part plus que chez les Français on ne voit servir le férocité personnelle, le struggle-for-life, le système du débrouillage aux dépens de la société, bref l’égoïsme. Passons condamnation et n’en parlons plus. »
Et de citer le témoignage d’un magistrat d’une petite ville de province ayant instruit des affaires avant, sous et après Pétain « j’y ai observé tous (vous m’entendez bien : tous) les actes possibles contre l’amitié. Les amis s’y sont poursuivis, dénoncés, trahis, livrés, persécutés et parfois, je puis bien le dire : assassines. Et cela, non par politique ni par patriotisme, non par le commandement d’un idéal qui expliquerait le sycophante s’il ne l’excuserait pas. Non ; mais par la plus basse crainte, par une peur abjecte d’être confondu dans la même réprobation du bras séculier – quand quelque sordide intérêt de pécune ne poussait pas encore plus profond au terreau de la foule les racines de ces horreurs. »
En matière de liberté, la France n’a jamais marqué l’appétit sincère du libéralisme, qui est le respect des libertés réciproques ; son histoire offre une longue suite d’intolérances et d’oppressions. Elle s’accommode très bien de la tyrannie, comme tous les peuples dit démocratiques, pour qui il s’agit simplement d’établir un tyran collectif, l’hégémonie d’une classe et d’un parti.
Actuellement, nous voyons très bien les Français tolérer la suppression de toutes les libertés publiques, spécialement de la liberté de pensée et d’expression, et ne s’en porter guère plus mal. Chacun d’eux se moque de la liberté d’autrui, et ne proclame sa liberté propre que pour faire litière de celle-là. Ici, encore : n’insistons pas, il faudrait retracer la chronique de trois siècles pour démontrer une vérité si évidente. Nous n’aurons pas le ridicule de chercher tout un trousseau de clés pour ouvrir une porte déjà béante. »
« Mais en matière d’égalité, le peuple français est sans rival. Il nourrit la passion, la manie, l’obsession de l’égalitarisme. Il est chicanier, revendicateur, jaloux, inquisiteur. C’est lui qui, seul dans le monde, avait inventé des numéros d’ordre imprimés pour les gens qui attendent l’autobus : seul moyen, à Paris, par exemple de les empêcher de s’entretuer ! Seul moyen de créer un droit écrit, un titre palpable, un document pour la priorité, sans quoi chaque retardataire hurle contre celui qui a eu la chance d’arriver avant lui... Et encore, quiconque a vu les regards de haine que suscitait un porteur de carte spéciale (femme enceinte, mutilé, médecin) peut mesurer l’affront que cause à l’égalitarisme français la moindre exception, le moindre privilège fût-il réglementé et justifié... Haro sur le plus riche, sur le plus heureux, sur le moins bête ! De quel droit a-t-il ce que je n’ai point ?
La haine de l’ordre naturel découle justement chez les Français, de ce grief : la nature distribuant inégalement ses faveurs, la vengeance consistera à l’accuser d’injustice ; et en effet la nature n’est point du tout républicaine.
Or, quand on en vient à accuser ses favoris, nous voici à la dénonciation. Car la dénonciation consiste essentiellement à récriminer contre celui qui vous a fait tort, soit d’intention, soit de fait simplement. Si nous employons cette expression, c’est que dans le Midi de la France, elle est courante : M’en-fa-tort, le ils m’ont fait tort, ne sont autres que ces éternels envieux sans cesse prêts à se plaindre du voisin au maire, au garde-champêtre, au curé, au préfet, au Vénérable de la Loge au député, au bon Dieu ou à ses saints. Ils se sentent offensés, outragés, dépossédés par l’existence même de leurs rivaux. Ils ne peuvent supporter qu’ils soient gratte-culs quand il y a des roses, noisetiers quand il y a des chênes, caporaux d’infanterie quand il y a des lieutenants de hussards, cocus quand il y a des séducteurs, ni que le poison morde à la ligne du camarade, ni que la peinture soit plus chère que la photographie. Avec des dispositions pareilles il est évident que la délation germe naturellement dans un peuple si à cheval sur ses droits, ou plutôt sur ses notions du droit. »
Citation ne vaut pas approbation de tous les propos de l’auteur mais, même si ceux-ci peuvent paraître datés, il n’en reste pas moins vrai qu’ils recèlent un part de vérité qui est certes peu agréable à entendre mais que nous aurions tort d’ignorer. Apposer à qui que ce soit l’étiquette de délateur, même par dérision, sous-entend que l’on y fourre tout ce qui précède, c’est infamant. Les mots ont une valeur, un poids, les aligner sans aucun souci ou pire avec l’intention de blesser, participe bien à une volonté de nuire. C’est moche. C’est très petit. C’est très français. Mais que voulez-vous « Nous qui sommes forts, nous devons supporter les faiblesses de ceux qui ne le sont pas. » Paul. Rom., XV, 1. Quoiqu’il en soit je ne me sentirais pas à l’aise ni dans la peau d’un dénonciateur ni dans celle d’un délateur, je suis un attaqueur parce que j’aime l’attaque, au sens sportif, et que j’ai une bonne défense. Ayant pratiqué le basket de haut niveau, jeu ou l’on est tour à tour défenseur puis attaquant, j’aime l’homme à homme, le marquage à la culotte, la passe décisive ou le shoot à distance. Voilà c’est dit, après ce petit match en chambre, je m’en retourne à mes occupations domestiques... Comprenne qui pourra !