Tout est dans le suis-je cher lecteur. En effet, en m’interrogeant ainsi je n’affirme pas me glisser dans la peau du « réactionnaire le plus admiré au monde, y compris par les plus ardents progressistes ». Je n’ai ni son talent, ni sa notoriété, et je ne suis pas comme lui un « libertarien social » partisan de la peine de mort pour les crimes les plus odieux. Mais comme lui « je ne déteste rien que les extrêmes », je refuse de me faire « embarquer de quelque manière que ce soit » et en toute chose je m’efforce de me forger mon opinion par moi-même. Comme le souligne Olivier Bardolle, en bon réac qu’il est, dans son Petit Traité des vertus réactionnaires chez l’Éditeur « la vérité est complexe, généralement provisoire, et souvent ambivalente » et cette attitude « s’appelle le discernement, ou, en d’autres termes la faculté de jugement. Tout le monde n’en est pas également pourvu, et la plupart des hommes se contentent d’arborer des opinions toutes faites, en général inspirées par l’opinion dominante, sans craindre de vivre parfois en contradiction patente avec ladite opinion. »
Pourquoi faudrait-il en toute chose « choisir son camp », y camper, le défendre par tous les moyens, y compris les plus extrêmes, ne pas fréquenter les gens d’en face, les excommunier, ne pas les entendre, les vouer aux gémonies ? Ne pas choisir son camp ne signifie pas pour autant s’abstenir de prendre position, de toujours rester en retrait, de se laver les mains. Entre les partisans des « grands soirs » et des « lendemains qui chantent » et les « ça était mieux avant » défenseurs du bon vieux temps, il reste un espace à investir, il est central et non centriste, inconfortable, risqué mais seul en capacité de redonner le goût de la conquête, l’envie de se dépasser. Je me suis toujours efforcé d’être un pessimiste actif car comme le dit Bardolle « Les pessimistes ont presque toujours raison mais ne font rien, les optimistes sont presque toujours tort mais ils assurent la marche du monde. » Pour autant, empêtré comme tout le monde dans mes contradictions, je peine, je suis un peu las, conscient parfois de rabâcher, de radoter, de m’installer dans la posture d’un vieux sage.
Reste que, péché d’orgueil ou pas, je préfère à la manière de Fabrice Lucchini me rattacher à ces « vagabonds idéologiques » des passes murailles qui refusent la logique binaire, qui n’en ont rien à péter du « si tu n’es pas avec nous c’est que tu es contre nous... », qui sont intenables, indéfinissables, inclassables, insaisissables... Trop facile me rétorqueront certains de s’exonérer ainsi d’un positionnement clair, en béton, permettant le rattachement non équivoque à une cause, à un camp, à un clan... Mon élevage vendéen m’a vacciné définitivement contre les vertus du croire, du troupeau mené par un bon pasteur. Je fuis l’ « esprit du troupeau » qui transforme le citoyen en craintif, en adepte du principe de précaution appliqué à tout et à rien, en ce n’est pas de ma faute, en demandeur d’interdits multiples soi-disant protecteurs, en replié sur sa sphère privée, sans souci de ses voisins ni de la vie collective, en consommateur qui s’achète de la « bonne conscience en libre service ».
Même si Olivier Bardolle par bien des côtés m’irrite, m’exaspère par ses références permanentes à l’ermite de Meudon qui vilipendait ceux « qui ne mettent pas leur peau sur la table », me gonfle avec sa fascination pour des héros qui ne sont pas les miens, il n’empêche que je le lis, je le comprends, et que tout réac qu’il fut, je souscris à ce qui suit : « De fait, l’égalitarisme du troupeau – et des différents troupeaux communautaires – ne consiste pas à tenter de se libérer de sa condition grégaire mais bien à vouloir se fondre dans le groupe pour dissoudre sa responsabilité individuelle dans le destin collectif. Enfin exonéré du dur devoir de faire son métier d’homme au sens où l’entendait Pavese, l’animal humain se met à l’abri au cœur de la harde. C’est la stratégie du gnou africain. Ce sont le nombre, la masse, qui incitent à ce type de comportement où l’on abdique son libre arbitre pour s’en remettre au gnou dominant, censé donner la bonne direction, et surtout la dynamique de groupe que constitue le troupeau (un troupeau qui charge est irrésistible, on le sait bien). Le risque étant que le gnou dominant peut très bien être un Führer, un Caudillo, ou un Lider Maximo, c’est-à-dire un Tyran. Et le Tyran n’est ni une figure réactionnaire ni un modèle progressiste, le réactionnaire de bon aloi est trop individualiste pour s’en remettre à la loi du despote et le progressiste averti aime trop l’idée de liberté pour accepter de marcher au pas. Ainsi l’égalitarisme de troupeau est-il rejeté par les hommes de bonne volonté à quelque bord qu’ils appartiennent, car dans une démocratie éclairée et suffisamment sûre d’elle-même et de ses valeurs il s’agit avant tout, comme le souhaitait Diogène de Sinope, de faire naître et d’encourager des hommes libres. Autant dire que nous ne sommes pas au bout de nos peines, tant le courage fait défaut et que l’idéal sécuritaire, partout, a pris le pas sur l’aspiration à la plus grande liberté possible et à l’élévation spirituelle. »
Espace de Liberté, oui j’ai écrit au fronton de ma petite maison Liberté et, même si ici nous ne débattons que du vin, de son petit monde, de ses problèmes, des femmes et des hommes qui le font, l’aiment, le vendent ou de ceux qui tournent autour, rien ne nous interdit de participer, à notre place, rien qu’à notre modeste place, à tout ce qui permettra de « faire naître et d’encourager des hommes libres » car « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Albert Camus (Discours de Suède) cité par Bardolle comme étant la formule préférée d’Alain Finkielkraut.
Bonne journée à tous !
* Dans son film Grand Torino Clint Eastwood campe un infâme vieux misanthrope raciste Walt Kowalski « qui n’hésite pas à sacrifier sa vie pour son exact contraire, un jeune asiatique dont tout semble le séparer, sauf l’affection qu’il lui porte au-delà des barrières de l’âge et de l’origine. » Si vous n’avez pas vu le film achetez-vous le DVD ça vaut le coup.