Que voulez-vous, c’est ainsi, il est des jours gris où je me dis, mon vieux « t’es bourré » de contradictions, toi le petit bourgeois bien au chaud « t’es bourré » de bonnes intentions, alors pour ne pas avoir la gueule de bois je me saoule de musique car si rien ne bouge je prône l’extinction définitive des feux. La douce tiédeur de la torpeur c’est le début de la fin ; la retraite, quoi ! Alors perdurer. S’accrocher à sa vitalité. Ne rien lâcher. Surtout ne pas se laisser contaminer par la petite musique du c’était mieux avant. Non ce n’était pas mieux avant ! Les fameuses Trente Glorieuses n’ont pas été un chemin parsemé de pétales de roses loin s’en faut, il suffit pour cela de relire ce qui a été écrit sur cette période de reconstruction et de profondes mutations. J’y reviendrai dans une prochaine chronique mais pour l’heure ce qui me fatigue c’est que nous sommes collectivement, ce qui veut dire à des degrés très divers et certains en sont exclus, des repus qui avons beaucoup de mal à envisager de nous serrer la ceinture, de changer nos modes de consommation, de faire des efforts pour alléger le poids qui pèsera sur les générations à venir.
N’en concluez pas pour autant que je sois déprimé, au bout du rouleau, je ne connais aucun drame, bien sûr, mais un étrange sentiment de finitude, forme d’impuissance irritante. En effet, que je le veuille ou non, mon statut va changer, je vais gagner la cohorte de ceux qualifiés de Seniors pour ne pas prononcer le mot qui fâche : Vieux. Si je suis vénère, comme disent les jeunes, c’est que nous les VIEUX qu’avons-nous à perdre, en dehors de la vie, pas grand-chose et je n’ai nulle envie de me retrouver au milieu de ce troupeau d’apeurés shootés au principe de précaution, adeptes des interdits en tout genre, propriétaires de droits acquis à défendre becs et ongles. Bien sûr, je sais que beaucoup de gens qui ont trimé dur toute leur vie n’ont que des petites retraites. Mais je sais aussi que ce sont eux qui passent le moins de temps en retraite lorsqu’ils l’atteignent. Ce n’est pas à eux que je m’adresse mais aux cohortes bien assises qui écument les Tour-Opérateurs, encombrent les villes touristiques, râlent, achètent des merdes, bouffent dans des restos de merde, vont au hard-discount, bougonnent, portent des pantacourts, des tee-shirts ridicules, pour les mecs et des shorts gotesques pour les mémères, se déplacent dans de gros cars qui m’enfument, font la queue aux Folies Bergères, trouvent que les jeunes font trop de bruit sous les fenêtres de leur hôtel, des chieurs, des emmerdeurs des deux sexes qui passent leur temps à s’avoiner. J’exagère, bien sûr, y’a plein de braves gens qui s’occupent, soutiennent leurs enfants et leurs petits-enfants. Mais ceux-là on ne les entend pas car ils assument leurs devoirs. Ce Vieux pays qui va crouler sous les vieux, les dépendants, je l’aime bien, je m’y sens bien, mais de grâce j’ai besoin d’oxygène.
Reste que l’enjeu réel de nos vies n’est pas de vivre très vieux mais de vivre plus longtemps en bonne santé et en bonne forme. Nous ne sommes pas maître du jeu, la maladie, la dépendance, garder toute sa tête, ses sensations, ne dépend pas de nous et le texte qui suit, de George Steiner, est terrible « L’appel du glas est pressant. Dans les économies privilégiées de l’Occident la longévité augmente. On pallie les misères du grand âge. Qui demeurent repoussantes. La vue et l’ouïe faiblissent. L’urine fuit. Les membres se raidissent et s’endolorissent. Les dents branlent dans les bouches baveuses et malodorantes. Fût-ce avec l’assurance piteuse d’une canne, d’une béquille, ou d’un cadre de marche, les escaliers deviennent l’ennemi. L’incontinence et les étirements stériles font les nuits creuses. Mais ces infirmités physiques ne sont rien en comparaison du dépérissement de l’esprit – et pas seulement sous l’effet de la lente combustion de la démence sénile ou de l’Alzheimer. Dans la normalité, aussi, la mémoire trébuche. La date nécessaire, le nom, la référence se dérobent jusqu’à exaspération. Le mot ou le chiffre dont on a besoin s’estompe dans la brume. Les muscles de la concentration se relâchent, tout comme la faculté de soutenir son attention. Les vieux se répètent, sans le savoir. Leurs heures se racornissent. Comme si l’odeur de pisse, d’excrément, de sueur sous les aisselles, de colle en décomposition finissait par contaminer la conscience. Les animaux semblent repérer cette senteur aigre. »
Il suffit pour se convaincre de cette dure réalité de mettre les pieds dans les services de gériatrie, de pousser la porte des maisons de retraite, des maisons médicalisées, des hospices… Tout, sauf ça me dis-je en pédalant sur mon vélo, en pianotant sur mon clavier, mais qui pourra me tirer de là si je ne puis le faire ? Pas simple et les grands débats sur la fin de vie m’exaspèrent. Je voudrais vraiment garder la main sur ma vie, c’est-à-dire être en capacité de couper la lumière et le son comme le chante Philippe Katerine.
Le son, la musique, Noir Désir, noir destin que celui de Bertrand Cantat qui n’en reste pas moins un artiste d’exception, irritant et attachant, dont je me bourre, qui m’arrache à bon compte, sans grand risque, le cul sur mon fauteuil, mais tant que je serai vivant je m’enverrai en l’air, rien ne vaut l’exercice de la petite mort pour narguer l’autre…