Comme promis, un morceau glané dans mes écrits du dimanche...
« Condamnée le 10 juillet dernier à douze mois de prison avec sursis et à 500 F d’amende pour détournement de mineur, Mme Gabrielle Russier, trente-deux ans, professeur de lettres, a été trouvée morte, lundi soir, dans son appartement marseillais de la résidence Nord : elle s’était suicidée en s’intoxiquant par le gaz. L’aventure vécue pendant plusieurs mois par la jeune femme avec l’un de ses jeunes élèves trouve ainsi un épilogue tragique.»
La suicidée par le gaz, avait trente-deux ans, Christian Strossi son élève en seconde au lycée Saint-Exupéry de Marseille, juste la moitié. Dans l’effervescence du mois de mai 68, ils se sont aimés et, les imprudents, devenus amants.
Gabrielle est divorcée, mère de deux enfants, promise à un bel avenir à l’université d’Aix, où la mère de Christian est titulaire d’une chaire, elle a craqué pour ce beau jeune homme bien plus mûr que les autres.
En ces temps obscurs, que tout le monde a oublié, pour être majeur il fallait passer le cap des 21 ans, les parents de Christian, de « gauche », libéraux, ont porté plainte pour détournement de mineur.
Qu’était-ce pays qui pouvait me faire conscrit à 18 ans, m’envoyer à la guerre – moi j’avais échappé au djebel, mon frère non – me laisser entrer à l’Université à l’âge de Christian et m’interdire d’aimer, de faire l’amour avec qui bon me semble ?
Quel crime avait commis Gabrielle pour être jetée, pour 8 semaines, à la fin du printemps 69, dans une cellule sordide de la prison des Baumettes ?
Aimer un grand jeune homme, qui aurait pu être moi, c’est tout, alors qu’en ces temps gris, Papon fut, lui, le préfet de police de Paris, le Ministre du Budget du madré de Montboudif, avec du sang sur ses belles mains d’administrateur impitoyable.
Crime suprême, leurs corps s’étaient mêlés, enflammés, Christian avait empli cette « vieille » femme de sa jeune sève. Ils avaient jouis. Condamnée, le 12 juillet – mon jour anniversaire – à 12 mois de prison avec sursis et 500 francs d’amende, le Parquet jugeait la condamnation trop faible et faisait appel a minima, et Gabrielle ouvrait le 1er septembre le robinet du gaz. Exit la femme de mauvaise vie, celle qui avait détourné l’innocence vers les infâmes plaisirs de la chair. Bouclé dans une maison de repos par les psychiatres de service, Christian, lui, grâce à la protection de ses parents, allait enfin voir s’ouvrir une sacré belle vie.
Lorsque le 22 septembre, notre normalien de Président, questionné par Jean-Michel Royer, sur ce qu’il était maintenant de bon ton d’appeler « l’affaire Russier », allait convoquer Paul Eluard pour jeter un étrange voile sur Gabrielle, délivrer, une brève et ambiguë, oraison funèbre : « Comprenne qui voudra… » lance-t-il.
En exergue de son poème, Eluard avait écrit : « En ce temps-là pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait les filles. On allait jusqu’à les tondre. »
Pompidou était prévenu, du poème d’Eluard filtre une émotion poignante :
Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
A la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont des morts pour être aimés
Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres
Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête
Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.
Christian Rossi attendra ses vingt et un ans pour donner un unique entretien au Nouvel Observateur, le 1er septembre 1971, avant de disparaître : "Les [deux ans] de souvenirs qu'elle m'a laissés, elle me les a laissés à moi, je n'ai pas à les raconter. Je les sens. Je les ai vécus, moi seul" , raconte-t-il à l'hebdomadaire. "Le reste, les gens le savent : c'est une femme qui s'appelait Gabrielle Russier. On s'aimait, on l'a mise en prison, elle s'est tuée. C'est simple". Simple comme comme une histoire d'amour, "pas du tout une passion", selon Christian Rossi qui expliquera : "La passion, ce n'est pas lucide. Or, c'était lucide".
Le cinéaste André Cayatte rendra un hommage à cette histoire en 1971, dans le film Mourir d'aimer, avec Annie Girardot. Charles Aznavour signera la bande originale. Film controversé, ce sera un grand succès public avec 4,5 millions d'entrées.
-Qui a tendu la main à Gabrielle
Lorsque les loups, se sont jetés sur elle ?
Pour la punir d’avoir aimé l’amour
En quel pays, vivons nous aujourd’hui
Pour qu’une rose soit mêlée aux orties
Sans un regard, et sans un geste ami ?
Serge Reggiani