Sur cette photo de classe de l’école Sainte-Marie à la Mothe-Achard, avec le frère Pothin, en 1957, j’avais donc 9 ans, beaucoup de mes petits camarades, une bonne dizaine, fils de paysans disparaissaient de l’école lorsque les bras manquaient à la ferme. Nous, les gars du bourg, nous ne nous en étonnions pas car pour beaucoup de parents en ce temps-là aller à l’école c’était perdre son temps et les temps étaient durs en ces années d’après-guerre.
Alors, lorsque j’ai lu la nouvelle de l’immense auteur suédois Stig Dagerman, « la voiture de Stockholm », la première du recueil « Le froid de la Saint-Jean » chez Maurice Nadeau, j’ai de suite eu envie de chroniquer pour le souvenir des gars qui en revenant en classe « n’avaient pas les mains propres ».
J’ai découvert Stig Dagerman lorsqu’une amie m’offrit, il y a 6 ou 7 ans, un minuscule opus « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » publié en 1952 dans la revue Husmoden numéro 13.
« Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n'ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d'où je puisse attirer l'attention d'un dieu : on ne m'a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l'athée. Je n'ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m'inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui- ci n'était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m'atteindrait moi-même car je suis bien certain d'une chose : le besoin de consolation que connaît l'être humain est impossible à rassasier. »link
Vous pouvez aussi écouter le texte déclamé par les Têtes Raides (vidéo ci-dessous)
Extrait de la nouvelle « la voiture de Stockholm »
« Quand vient l’époque du ramassage des pommes de terre, on tombe régulièrement malade et il faut qu’on reste deux ou trois jours à la maison, sans aller à l’école. Chez les enfants de petits paysans c’est là une maladie incurable. Alors après notre maladie quand nous revenons à l’école, les enfants des gros propriétaires et les enfants des ouvriers d’usine nous chuchotent, mais quand même suffisamment haut pour que le maître puisse entendre, qu’en passant sur la route ils nous ont vu ramper dans le champ de pommes de terre. Ce n’est pas vrai, ils ne nous ont pas vus, car au moment où les enfants qui ont le droit d’être des enfants passaient, nous, on s’allongeait dans les sillons. Mais autrement, ce qu’ils disent est vrai. Impossible d’ailleurs de cacher de quelle maladie nous étions atteints, car nous n’avons jamais les mains propres en automne. Nous avons beau frotter, gratter avec les brosses de chiendent, la terre d’octobre reste là où elle est, dans les plis des articulations et tout autour des ongles »
Croyez-moi, ces « enfants qui ont le droit d’être des enfants », j’en étais un dans mon bas-bocage en ces années 50, un qui se souvient des mains tachées par l’étêtage des betteraves, des ongles noirs de terre, de mes copains : le gros Grollier de la Durandière, les frères Tenailleau de la Ste Marie, le grand Mathé des Chapelières, le petit Bironneau de Villeneuve qui mourut si tôt, le Bouron tout rond de la Giraudière, le Delaire du Chiron et quelques autres dont j’ai oublié malheureusement le nom.
Tout au long de ma vie professionnelle, ils m’ont, à leur manière, rappelé à l’ordre au cas où j’aurais oublié d’où je venais.