Certains, je n’en doute pas, vont affirmer que c’est toujours le cas mais peu me chaut car je n’ai jamais tenté de me parer de plumes de paon pour m’assimiler à ceux qui s’autoproclament dégustateurs patentés. En effet, issu d’un terroir vendéen plus propice aux choux fourragers qu’aux vignes noblement encépagées je n’ai connu dans mes jeunes années que des jus de basses extractions. Bien sûr avec le frère Bécot link , grand défenseur de la royauté et des hybrides, j’ai été initié à la vigne et au vin mais ça n’a pas fait naître en moi une vocation de vigneron. Les bons frères du bienheureux Louis Grignon de Montfort me destinaient à des fonctions aux étages dit élevés.
Buveur roturier, dans une Vendée vivant encore sous la férule d’une noblesse terrienne, je n’avais accès les jours de fête qu’au modeste vin bouché de mon père. Une fois monté à Paris j’ai découvert les grands vins grâce à la Compagnie des Courtiers-Jurés piqueurs de vin. En effet, le hasard de mon début de carrière m’a fait entrer en 1978 à l’Office du Vin de Table, où régnaient sans partage les derniers chefs du Midi Viticole. Une fois par an, à la Grande Cascade, la Compagnie organisait un grand déjeuner où se pressaient le gotha du Vin et, même si j’occupais à l’Office qu’un strapontin, j’y étais convié. En ce temps-là, même ça peut vous paraître cul la praline, il existait une réelle communauté d’intérêt, au sens noble du terme, entre les professionnels du vin et ceux qu’aujourd’hui on nomme avec dédain : les fonctionnaires. Le monde du vin, des vins, vivait en ce temps-là à part de celui de l’agriculture, en tirait une certaine fierté partagée par ceux chargés de faire respecter les règles du jeu.
C’est donc lors de ce déjeuner annuel de la Compagnie des Courtiers-Jurés piqueurs de vin que j’ai pu avoir accès aux grands breuvages. Par la suite, tout au long de ma carrière, je suis resté fidèle, par reconnaissance, à ce rendez-vous-même si la gente féminine y a toujours été très sous-représentée. Le monde du vin ne dérogeait pas à la règle, la Compagnie avait son petit côté club anglais, mais la présence de Dominique Filhol, l’encyclopédie vivante de la réglementation, permettait à ces messieurs de croire qu’ils étaient féministes. Lors du dernier déjeuner, par bonheur, l’assemblée fut illuminée par le beau sourire de Myriam Huet dont les compétences et l’amour du vin ne sont pas à démontrer.
Quelques points d’histoire sur cette Compagnie qui a près de sept siècles d’existence puisqu’elle a été fondée par Charles IV en 1322. Le pouvoir royal s’est toujours préoccupé de l’approvisionnement en vin de Paris et du contrôle de son commerce. Les jurés Crieurs de vin annonçaient dans les rues de Paris l’arrivée des bateaux chargés de barriques de vin sur les berges de la Seine, en Place de Grève, et le début de la vente. Ils veillaient à la solvabilité des acheteurs, examinaient la conformité du jaugeage des tonneaux, enregistraient les prix, et contrôlaient la qualité. La reconnaissance royale se confirmera au fil du temps et « Charles VI et Louis XIII se disaient volontiers « premiers membres de la Compagnie ». Les Courtiers portaient l’épée, privilège de la noblesse.
Le nom de la Compagnie évoluera au fil du temps mais le terme de « Piqueurs de Vins » m’a toujours fasciné. Cette appellation mérite qu’on s’y arrête : « lorsque les barriques étaient déchargées Place de Grève (en contrebas de l’actuel Hôtel de Ville) elles étaient stockées les unes sur les autres. Leurs bondes, par ailleurs cachetées étaient difficilement accessibles. Aussi, pour goûter le contenu des barriques fallait-il les « piquer », percer un petit trou dans la partie plane des fûts au moyen d’une pointe ou vrille d’acier appelé « coup de poing ». Ensuite, on s’aidait d’un autre outil appelé « asse » ou « assette de rabattage », marteau d’un côté, fer et tranchant à son extrémité de l’autre, avec un manche assez long qui, par pression sur le fond de la barrique en prenant appui sur le bord permettait de faire gicler un peu de vin qu’on recueillait dans un tastevin. Après cela, il suffisait, tout en maintenant la pression pour que l’air n’entrât point, de boucher le trou avec une cheville de bois tendre qui gonflait rapidement au contact du vin et qu’on appelait le fausset ou encore douzil ou doisil, dont l’origine peut-être de doigt, mais qui désignait autant le trou que la cheville. Le côté marteau de l’asse servait à enfoncer par force la cheville qu’on arasait ensuite avec l’autre côté tranchant si besoin était. »
Revenons pour terminer à la fameuse carte des millésimes de la Compagnie : c’est un modèle déposé depuis 1937 (créé à l’origine, en 1914, pour l’usage interne de la Compagnie). Pour moi elle fut, tant auprès des dineurs en ville qui me tombaient dessus avec la formule rituelle « toi qui t’y connais en vins » pour me transformer en goûteur de nectar, que de mes relations diverses et variées de « sésame ouvre-toi ». Je la dégainais de mon porte-monnaie (elle est rigide et d’un format pratique) et je déclinais la note du millésime choisi : ° petite année, °°° année moyenne,°°°° bonne année, °°°° grande année, * année exceptionnelle. Succès garanti ! Paix royale assurée ! Demande reconventionnelle : « tu ne pourrais pas m’en obtenir une ? » Pour la petite histoire, au temps de son passage au 78 rue de Varenne Michel Rocard fut pourvu par moi du précieux sésame.
Afin de remercier la Compagnie Courtiers-Jurés piqueurs de vin de sa fidélité à l’égard d’un mécréant du vin je lui fais une proposition honnête pour qu’elle puisse accueillir la féminité triomphante du vin lors de son prochain déjeuner des millésimes : convaincre un trio de bloggueuses expertes en vin de venir se joindre aux habitués et ainsi, comme ils l’annoncent sur leur plaquette, conjuguer Tradition et Modernité… Je les conduirai jusqu’à la Grande Cascade dans ma Twingo…