« Quand tu prépares à manger pour quelqu’un et qu’il ne veut pas en manger, c’est comme quand tu veux embrasser quelqu’un et qu’il se détourne » déclarait une Française interrogée dans une enquête (Masson 2001). Un livre très savant vient d’être publié chez Odile Jacob 24,90€ sous la direction de Claude Fischler « Les Alimentations Particulières Mangerons-nous ensemble demain ? »
« Ainsi, dans des situations et des sociétés très diverses, le refus de la nourriture offerte revient à un refus de la relation : il produit une déception, voire une blessure et une offense grave. Car ne pas accepter un aliment, un plat ou une boisson peut purement et simplement signifier la méfiance » écrit Claude Fischler.
Dans ma Vendée natale, le refus de prendre un verre de vin ou de goutte s’apparentait en effet à une offense. Pourtant il fallait un certain courage pour affronter certains vins issus de la production locale.
« Allergies alimentaires, intolérance au gluten, intolérance au lactose ; régime de santé divers (groupes sanguins, living foods, instinctivorisme ou crudivorisme, macrobiotique, etc.) ; régimes éthiques et spirituels (végétarisme, véganisme, etc.) ; néoadhésion à des pratiques religieuses ; régimes sélectifs et restrictifs divers : pour des raisons diverses, une part importante de la population des pays développés adopte et revendique une alimentation particulière. »
Les ménages ne comportant qu’un seul adulte sont de plus en plus nombreux : 9,2 millions en 2009 et 2,5 millions de ménages monoparentaux, soit 42% des ménages. Les repas pris à l’extérieur du domicile augmentent constamment. Manger seul devient de plus en plus fréquent (aux USA, 71% des repas sont pris seul). « D’autre part, la transformation croissante des aliments par l’industrie, le fait qu’ils nécessitent de moins en moins de préparation, qu’ils soient de plus en plus souvent prêts à manger, favorisent une consommation individualisée, libérée des contraintes et des normes commensales. »
« En plusieurs siècles et surtout depuis plusieurs décennies, l’alimentation a profondément changé et le rapport à l’alimentation s’est totalement transformé. Grâce à l’industrialisation agroalimentaire, on est arrivé à produire à bon compte des aliments en abondance : en comparaison avec le chasseur-cueilleur ou même l’agriculteur du XIXe siècle, le mangeur moderne consacre bien peu de temps à la recherche et à la préparation de la nourriture, et les incertitudes de l’approvisionnement sont pour le moins réduites. Mais cette liberté laisse la place à de nouvelles interrogations, à de nouvelles anxiétés. »
Question : « sommes-nous arrivés à un état de la société et de la civilisation qui, à force d’individualisation, semble porter exception, sinon contradiction aux règles de la sociabilité et du partage ? »
On pourrait le penser note Claude Fischler mais « il convient d’introduire une distinction fondamentale : le monde développé et l’ « Occident » ne sont pas des catégories uniformément pertinentes. Des différences apparaissent d’une culture à l’autre, d’un pays à l’autre, y compris entre pays occidentaux voisins ou dont le niveau socio-économique est par ailleurs très proche. »
Et de se référer à l’enquête OCHA (Observatoire CNIEL des habitudes alimentaires, centre de ressources pour l’Interprofession laitière et les chercheurs) de Fischler et Masson de 2008 :
« En comparant des échantillons français et américains (ainsi que 4 autres pays européens), nous observions de très nettes différences dans la manière d’appréhender la nourriture et le « bien manger»
« Pour les Américains, l’alimentation est presque exclusivement une affaire de santé, discutée dans un vocabulaire toujours emprunté à la nutrition. C’est aussi une affaire essentiellement individuelle et personnelle, qui relève de la liberté et de la responsabilité (de la culpabilité souvent) de chacun. »
Peu de référence au partage, la convivialité, au temps passé à table en famille ou entre amis, les Américains se distinguent « par l’importance qu’ils accordent à l’abondance du choix (à laquelle ils ramènent volontiers la liberté) et comme les Britanniques, par leur tolérance aux particularismes alimentaires (entre 91 et 97% des répondants), ils considèrent normal qu’un invité annonce à son hôte ses dietary requirements. La tolérance des Français (et des autres continentaux) est nettement moindre et varie selon les motifs de restriction (médicaux, éthiques ou religieux, de préférence personnelle), les raisons médicales étant les mieux acceptées. »
Distinction entre deux conceptions : le repas communiel à la française où la convivialité implique « que la tablée communie : elle partage et incorpore la même nourriture, et rassemble ou cimente ainsi une communauté, transitoire ou durable » et le modèle contractuel américain (et dans une large mesure britannique) « ce sont les individus adultes consentants (consenting adults), qui se rencontrent pour passer un moment ensemble à l’occasion d’un repas »
Ouvrage collectif passionnant donc pour ceux qui s’intéressent à une approche qui ne s’en tient pas au sempiternel « je pense que » ou se fondant sur des jugements à l’emporte-pièce. En France nous n’aimons rien tant que de défendre, de guerroyer contre les barbares sans nous soucier que les nouvelles générations sont souvent à 100 lieux des exceptions culturelles que nous proclamons. Pour autant il ne s’agit pas de plier le genou, de se soumettre à une forme de « terrorisme » alimentaire défendu par des minorités agissantes et parfois vindicatives, mais tout à la fois d’admettre les différences et de cultiver sereinement la nôtre.
Pour terminer cette chronique le dessin humoristique paru dans le New Yorker (Roz Chast, 22 novembre 2010) intitulé The Last Thanksgiving « Nulle dinde au centre de la table. L’explication de ce vide et du titre du dessin réside dans les bulles qui surmontent les têtes des 10 personnages : « mange ans sel », « intolérant au lactose » ; « végétarien » ; « végan » ; « macrobiote » ; « traditionnaliste fanatique » ; « en cure de détox » ; « strictement casher » ; « gourmet ultra-difficile » ; « allergique au gluten »…
(1) « Être végan, c’est refuser l’exploitation animale. Cela implique de be pas consommer de chair animale, de laitagen d’œuf, de miel ni de produits de la ruche, de ne pas porter de vêtements faits de matières premières provenant d’animaux (fourrure, cuir, laine, soie, etc.) de ne pas utiliser des produits d’hygiène testés sur les animaux. »
(2) « La compagnie Air France offre des menus spéciaux sur les vols d’une durée de plus de 2h 35. La variété de l’offre n’a pas cessé de croître. On distingue aujourd’hui entre les « repas adaptés à un problème médical » et les « autres repas spéciaux : végétarien, casher… » avec de nombreuses variantes : « végétarien indien (avec laitages sans œufs) ; végétalien (sans laitages ni œufs) ; végétarien (avec laitages et œufs) ; hindou : sans porc et sans alcool ; casher ». Il n’est rien précisé au sujet du poisson). L’offre reste moins diverse que celle d’autres concurrents. British Airways offre as moins de 18 options, y compris un bland meal (littéralement « repas fade », sans irritants) et un repas exclusivement « marin » (sea food meal). »