Dans le TGV qui me ramenait de Bordeaux hier au soir j’ai lu un article dans Challenges qui m’a inspiré cette chronique qui prend la forme d’une lettre à mon père à propos d’une histoire de village, d’un beau village où je viens de séjourner.
Cher papa qui n’a été que conseiller municipal de la Mothe-Achard,
En notre bas monde que tu as quitté, et tout particulièrement dans notre petit monde du vin que tu n’as jamais côtoyé, les ingrats sont légion, incapables qu’ils sont de reconnaître à sa juste valeur le dévouement de certains de leurs pairs qui, délaissant les sphères du monde des affaires, prenant sur leur vie familiale, leurs loisirs, leur plaisir, donnent leur précieux temps au bien public sans aucune contrepartie rien que pour que pour faire avancer le lourd char de la collectivité. Pour ce faire ces François d’Assises modernes cèdent, disent-ils, à la sollicitation de celles et ceux qui voient en eux des gens dévoués à la cause commune, pour se porter en avant, sortir du rang, occuper, j’ose même écrire, pour truster des fonctions de pure représentation. Leur curriculum vitae, au fil du temps, prend des allures d’une litanie bien emboitée de poupées russes. Ils ont commencé au plus petit niveau, discret et besogneux, pour se retrouver, alors que bien sûr ils ne l’ont pas souhaité, à leur corps défendant, aux étages élevés là où se prennent les décisions qui engagent le devenir de ceux qui leur ont mis le pied à l’étrier.
Des gens dévoués à la cause commune il en faut, et de tout temps il y en a eu et j’en ai croisé beaucoup. Toi papa tu étais de ceux-là et, en dépit de tes différents avec Mendès-France à propos des bouilleurs de crus, tu m’as élevé à son lait. Loin de moi l’idée de m’ériger en juge, ça t’aurais déplu papa, de distribuer des bons et des mauvais points aux uns et aux autres, ça t’aurais fait sourire. Simplement m’étonner que, lorsque des intérêts économiques majeurs sont en jeu et que la valeur d’un patrimoine privé dépend d’une procédure collective, la conception et la mise en forme puisse être influencée, en des enceintes publiques, d’une quelconque manière par ceux qui pourront en tirer un bénéfice personnel. De la confusion naît le soupçon et le dévouement commence à rimer avec dévoiement. Lorsque le costume est taillé à la mesure des intérêts de ceux qui l’ont conçu tout le reste n’est qu’habillage. Je fais référence à maman couturière qui taillait toujours elle-même ses patrons. Bien évidemment rien ne s’oppose à ce que des personnes privées, des entreprises, pour valoriser leur image, tirer parti des efforts qu’ils ont consentis, décident d’un commun accord de mettre en place un concours, un classement confié à des juges indépendants suivant un système de notations. Ce qui pose problème c’est lorsqu’un système privé vient se greffer à un édifice public construit au nom d’un patrimoine commun depuis des générations. Le risque est alors grand que la somme des intérêts privés sape les fondations du bel édifice. Se parer de nos grands principes face à nos concurrents, tout en les glissant sous le tapis, pour soi-disant se conformer à la modernité, est sans doute un bon calcul à court terme mais un très mauvais investissement pour le temps long.
Bien au-delà des chicaillas des plaideurs, des mauvais procès, qu’ils soient d’intention ou fondés sur une argumentation, ne pas prêter le flanc aux attaques remettant en cause notre système basé sur le lien au terroir, à l’origine, me semble la seule cause commune qui vaille. Les paillettes de la notoriété, le contingent, relèvent de la sphère privée, de stratégies individuelles, de choix personnels, qu’il est normal de juger, de contester, d’approuver, sans que pour autant la face de l’édifice en soit changée, défigurée ou même restaurée. Ce qui compte vraiment c’est le socle, le dur, ce qui dure. Tout le reste me semble du vent, un vent, certes important lorsqu’il porte la tendance du temps, mais qui peut à tout instant tourner, cesser. Bref, et je m’en tiendrai là papa, ce qui me frappe ce sont les postures prises par nos dévoués sur des sujets qui engagent au fond notre avenir. Je les trouve insoucieux, dispendieux, incapables de s’élever au-dessus de leurs intérêts privés. Entendez-moi bien je ne mets pas en cause ces intérêts, tout à fait légitimes, mais conteste qu’ils soient parés du vernis de la collectivité. Alors les Saint Sébastien de théâtre, criblés de flèches, rappelle-toi papa du grand tableau de lui dans le transept près de la porte de la sacristie, ne me tireront pas la moindre larme, ni compassion car, s’ils occupent le devant de la scène, jouent les premiers rôles de « grand serviteur » de la cause commune, ils se doivent d’assumer ce qu’ils sont ou plutôt ce qu’ils jouent avec plus ou moins de talent et de conviction.
La Toile, que tu n’as pas connue, nous n’avions ni téléphone, ni télévision au Bourg-Pailler, m’a permis de m’adresser à toi ce matin avec l’espoir que tu me lises par-delà les espaces infinis. Tu ne te fâchais pas très souvent mais lorsque tu fronçais tes épais sourcils je savais que tu contenais l’orage intérieur qui montait en toi lorsque tu entendais à la radio – nous faisions grand silence pendant les infos – certains propos de démagogues ruraux. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour te dire merci et t’embrasse.
Ton fils
PS. La photo de papa est un repiquage fait sur une photo prise à la sortie de l’église Saint-Jacques de la Mothe-Achard le jour du mariage de ma sœur Marie-Thérèse. La qualité du cliché s’en ressent mais ce fut pour nous le seul moyen de garder de lui une image car il répugnait à poser.