En notre vieux pays cocardier et ronchon, on adore brûler ce que l’on a beaucoup aimé ou passer en l’espace d’une soirée du désamour à l’adulation : Shako était ivre de bonheur titrait la presse, un revenant héros de la soirée ce petit parigot exilé par un PSG plein de blé. En 90mn les bleus aux pieds carrés, vilipendés, passaient de l’opprobre à la lumière, Marseillaise entonnée et Champs Elysées bloqués par les supporters de trois pays qualifiés : Algérie, Portugal, France. Fraternité des supporters agitant leurs drapeaux, un coup de pied au cul de la Marine. Je n’ai pas regardé le match mais pourquoi bouder cette ferveur populaire. Bien sûr, la foule est versatile, elle vole au secours de la victoire comme elle piétine les vaincus. Paris, en des temps bien plus lourds, ceux de l’Occupation, à quelques mois d’intervalle, voyait des foules identiques battre le pavé pour le vieux Maréchal puis pour le Général libérateur.
Certes comparaison n’est pas raison mais le désamour dont a souffert ces dernières années le Beaujolais Nouveau, longtemps érigé en réussite économique absolue, donné en exemple, relève du même penchant national à s’emballer dans un sens ou dans un autre et d’effectuer des virages à 180°. Ce qui est sûr c’est que lorsqu’on se laisse emporter par le succès, qu’on se laisse aller à la facilité, le risque est grand de recevoir en retour le désamour des consommateurs. Pour autant, mettre tout le monde dans le même sac, cracher sur les succès passés, jeter au ruisseau tout le Beaujolais Nouveau participe d’une forme de masochisme collectif qui nuit à ceux des vignerons qui travaillent bien et qui sont ceux qui sont à l’origine de la renaissance de cette sympathique appellation. En son temps, en mars 2010 précisément, lorsque les difficultés s’amoncelaient, j’avais lancé l’opération « Grand Corps Malade » pour soutenir le moral en berne des vignerons du Beaujolais.
J’écrivais :
« Au tout début de février j’ai reçu dans ma boîte aux lettres ce message d’un de mes lecteurs : « Je suis fils de viticulteurs, petit viticulteur du Beaujolais, métayer, donc loin des grandes dynasties Bourguignonnes. Malgré tout, je suis un amoureux de ce terroir, mais pour être franc je ne vois pas comment le sortir de cette crise qu'il connait. Mon père n'a de cesse de me dire chaque jour que le Beaujolais est perdu et qu'il vaut mieux vendre du Bourgogne ou du Champagne, et je trouve cela très triste. » Et de conclure :
« Je viens vers vous aujourd'hui pour avoir votre avis d'amoureux du vin et surtout de professionnel du vin sur l'avenir de ce Beaujolais, quel est votre point de vue sur sa situation ? » link
Mais en ce jour de libération du Beaujolais Nouveau laissons de côté les problèmes et intéressons-nous à ce qui fut à la base de son succès planétaire : LA FÊTE. Se retrouver, rigoler, trinquer, refaire le monde, et Dieu sait qu’il en a besoin, arrêter de broyer du noir, lever le coude, sans chichis, boire quoi ! Les bonnes ondes reviennent, même si les temps sont durs, pour le Beaujolais Nouveau c’est le grand retour aux origines, à chaque coin de rue de Paris ce sera aujourd’hui un petit coin de paradis.
Pour donner du champ à mes petites histoires, afin de ne pas ignorer l’Histoire tout court, je vous propose de lire le témoignage de pépés flingueurs du Beaujolais, des pépés du vignoble qui portaient beau leurs 80 balais dans les années 90. Ils sont aujourd’hui disparus mais leur vie perfusée au jus de Gamay porte témoignage de ce que fut le beaujolais au temps héroïques.
Louis Savoye
« Chez nous, on est vigneron sur la côte de Py à Villié-Morgon depuis 1852. Finalement je suis passé du vigneronnage à la propriété et j’ai toujours fait du morgon. Encore qu’à mes débuts c’était plutôt du primeur de morgon, le primeur de la Toussaint plus bourru que primeur. Avec Aucœur, un voisin sis aux Rochots, mon cadet qui dépasse à peine les 80 ans, on portait de toute urgence aux cafetiers de Lyon, nos barriques encore en fermentation. Le vin toujours sur ses lies, on le touillait an chemin pour chasser le CO2, le gaz carbonique. À l’arrivée, le vin déposait un rien, bousculé par un cafetier pressé de remplir des pots que la clientèle altérée se dépêchait de vider.
Ce primeur avait de la personnalité, il morgonnait du bout des lèvres, il nous donnait regret, les bonnes années, de ne pas le garder à vieillir confortablement. Mais l’image de marque du beaujolais, invendable autrement qu’en vin de café à boire sitôt fait, a longtemps coupé court à nos velléités d’abandonner le style primeur pour passer au style cru. Cela pouvait se tenter au Moulin-à-Vent historiquement reconnu comme le rival du bourgogne, ou bien dans quelques domaines de Juliénas, Chenas, Fleurie… et encore. Mais pour nous, c’eut été un risque financier que nous ne pouvions assumer à l’époque. Heureusement, d’autres mieux nantis ou simplement plus audacieux l’ont tenté et réussi. Grâce leur soit rendue, nous leur devons, au moment des AOC, en septembre 1937, notre rang de cru beaujolais. Je me souviens qu’à l’époque, on nous avait octroyé 40 hl à l’ha de production, nous pensions ne jamais les atteindre. 30, 32 hl/ha nous paraissaient le bout du monde, l’opulence ! Entre nous vignerons, on se disait : - y sont fous dans les bureaux, mais laisse donc, avec ça on sera tranquille ! Maintenant à moins de 50, 60 hl/ha on pleure misère. Il faudrait que les jeunes se raisonnent, mieux vaut pour garder son âme, 50 hl/ha bons et bien faits plutôt que 65 médiocres bon an mal an. De mon temps, le problème du bon vigneron n’était pas de produire à tout va, mais de vendre à juste prix des vins soignés. »
Jean Desmures (80 ans 5,5 ha de vignes émiettés en 24 parcelles)
« J’ai toujours fait du chiroubles, d’abord comme vigneron à mi-fruits et puis dix ceps par ci, dix ceps par-là, j’ai bâti mon vignoble. Pour le fils, j’aimerais que ça grandisse encore un peu, mais la vigne est chère dans le secteur. De mon temps les enfants naissaient à la maison ou dans les Charités de Beaujeu ou de Belleville. Gamin, je commençais la journée aux aurores, à travailler dans les vignes, puis je filais à l’école. Le vin, aléatoire, ne suffisait pas à nourrir la famille, on faisait la soudure grâce aux vaches… et la culture des gros navets ! Les fameux navets de Chiroubles, plus recherchés alors que notre vin. J’ai passé plus de temps à labourer et traire qu’à tailler. Les choses ont changé quand les enfants ont commencé à naître à Mâcon ou Villefranche dans les hôpitaux et les cliniques spécialisées. Le vin du Beaujolais devenait à la mode. Vers 1967 j’ai vu arriver à l’improviste Georges Duboeuf avec qui je faisais souvent affaire, accompagné d’un M. Lichine… celui-là quel dégustateur, il m’a tout pris. Depuis chez moi, on travaille sinon dans l’opulence, du moins dans la tranquillité, Duboeuf m’embouteille et quand le vin est bon – chez moi c’est toujours bon – il m’en donne un bon prix. »
Louis Desmuls (85 ans habitué à vivoter sur ses 2,5 ha entre Durette de haut et Régnié de bas)
« Autrefois, Lyon et saint6Etienne buvaient tout en primeur, les cafetiers n’étaient pas généreux. Heureusement, on avait les vaches pour la soupe, et le vin, quand ça venait, pour le lard de la soupe. En 1930, j’ai fait en tout sept pièces (de 225 litres) pour vivre, la misère. Pendant quarante ans de mi-février à mi-juillet, c’était les travaux forcés de la taille, de l’échaudage, et tout le reste. Maintenant je ne vois pour ainsi dire personne dans les vignes, les temps ont bien changé ! Pour moi tout a basculé vers 1947, avec l’arrivé du chèque chez le paysan. Ça nous a obligés à l’organisation dans l’exploitation, ce que vous appelez la planification. Le vin s’en est ressenti en mieux. Il le fallait bon pour le vendre aux échéances de la banque… »
Extrait de Beaujolais vin du citoyen par Henri Elwing chez JC Lattès