Je commence comme souvent par des souvenirs : celui du Gois de Noirmoutier que nous empruntions dans la C4 de la famille Remaud pour aller pique-niquer dans le bois de la Chaize, connu pour ses chênes verts et ses mimosas, ainsi que ses belles plages ombragées. J’aimais beaucoup ce petit coin de paradis, notre Riviera, avec ses villas blanchies à la chaux disséminées dans cette forêt. Nous abordions le Gois par la commune de Beauvoir-sur-Mer nichée dans la baie de Bourgneuf qui est un vaste arc tiré depuis la Pointe Saint-Gildas, au du sud de l'estuaire de la Loire, jusqu'à Beauvoir-sur-Mer et fermé par l'île de Noirmoutier jusqu'à l'Île du Pilier. Elle inclut ainsi la côte sud du pays de Retz, le littoral du Marais breton et la face est de l'île de Noirmoutier.
Au Moyen Âge, où elle se nommait Baie de Bretagne, le fond de la baie était plus vaste. Son littoral s'étendait alors jusqu'aux portes de Machecoul et de Challans et était parsemée de plusieurs îles, dont l'Île de Bouin. L'envasement du fond de la baie, suivi de la création de polders et de marais salants, ont contribué à la création du Marais breton, réduisant d'autant la superficie de la baie. Les marais salants en ces années-là déclinaient faute de rentabilité. Les grandes salines produisant ce que nous appelions le sel fin qui était du sel gemme ou du sel raffiné des Salins du Midi : le sel la Baleine venant des Salins du Midi, prenait le pas sur le gros sel, ce sel gris dont on se servait pour saler le lard et les jambons. Rien ne semblait pouvoir freiner cet inexorable déclin, comme les paysans les paludiers disparaissaient et les marais salants étaient abandonnés.
Revenons un instant en arrière : la baie de Bourgneuf située entre Bretagne et Poitou récoltait un sel de pas très bonne qualité car mal raffiné mais par le fait même ne coûtait pas très cher : il revenait moitié prix du beau sel gemme allemand de Lunebourg. Nos chers voisins anglais qui, jusqu’au XIVe siècle assurait leur consommation en bouillant l’eau de mer, estimèrent alors qu’ils connaissaient les prémices de la révolution industrielle avec l’essor de la draperie, plus économique de s’approvisionner en sel marin de la Basse-Bretagne. Économie de main d’œuvre, de combustibles qui, alors que la guerre de 100 ans était à son apogée, le pragmatisme anglais profitait de la neutralité des ducs (la Bretagne n’était pas encore la France) pour gagner des sous. La baie de Bourgneuf était un véritable no man’s land, une sorte de zone franche entre les deux seigneuries qui avaient conclu un traité. Tout le rivage appartenait à de grands nobles, des abbayes ou des bourgeois des villes dépendant tous du duc de Bretagne. Pour la Bretagne, « pays pauvre d’entre les pauvres » le pactole saunier fut l’objet de tous les soins. Les rois de France perpétuèrent la tradition et le sel de la baie, peu taxé, ne suffisait pas à la demande. « Il reste le parfait exemple d’une relance économique stimulée par une faible imposition. Expérience qui fera toujours rêver les économistes distingués et frissonner les gouvernements. » note avec humour Maguelone Toussaint-Samat.
Mais, comme souvent dans l’histoire des hommes, le renouveau des marais salants agricoles allait venir de là où l’on ne l’attendait pas : de la Loire-Inférieure ! Pourquoi donner à ce département voisin du mien cette ancienne appellation. Tout bêtement parce que lorsque j’ai appris les départements français à l’école primaire il en était ainsi : le changement est intervenu en 1957. Je plaisante un chouïa rien que pour vous donner les chiffres et quelques détails sur ce qu’étaient les marais salants de ce département à la fin du XIXe (ils sont tirés d’un petit opus d’Adolphe Joanne géographie de la Loire-Inférieure chez Hachette 1880, les livres scolaires étaient beaux en ce temps-là).
2442 ha dont 1600 pour les marais salants du Croisic, de Batz, de Guérande et du Pouliguen, 425 pour ceux de Mesquer, Saint-Molf et Assérac, 25 pour ceux du Pornichet, et 392 dont 302 abandonnés, pour ceux des Moutiers et de Bourgneuf. Soit 1/7 de l’ensemble des marais salants de l’Ouest.
C’est quoi un marais salant ?
Ce sont « une série de canaux et de réservoirs dont le fond est inférieur de 1,50 à 2 m au niveau moyen de vives eaux : l’eau de mer est introduite pendant les grandes marées par un canal appelé étier ou fossé, dans un grand réservoir appelé vasière, et de là dans un deuxième réservoir appelé cobier ou métière, où elle se concentre par évaporation. Elle se rend ensuite dans des compartiments appelés fares ou vivres, qui sont disposés dans le pourtour de la saline et qu’elle parcourt en diagonale, puis dans de grands compartiments intérieurs nommés adernes ou hauts-ternins, qui sont placés le long de la file des œillets et où l’eau n’a plus qu’une profondeur de 5 cm. Arrivées aux œillets, la couche d’eau est réduite à 2 cm sur les bords et à 5 mm au plus dans la portion centrale.
Le paludier vient tous les deux jours, pendant la saunaison, avec le rable ou grand râteau plein en bois, attirer sur une petite plate-forme ou ladure le sel qui s’est formé dans l’œillet. Le sel blanc est écrémé à la surface et recueilli à part ; le sel ramassé au fond est en gros cristaux qui retiennent quelques parcelles terreuses du fond et leur doivent leur teinte grisâtre. À Bourgneuf, le sel est déposé sur une partie, disposée en plate-forme, des digues en terre ou bossis qui séparent les salines ; cette plate-forme s’appelle tosselier ; le sel y est recouvert, pour être préservé de la pluie, par des herbes grossières ou rouches. Dans le marais de Guérande, le sel est porté de la ladure au mulon, qui est soustrait à l’action des pluies par une enduit de terre argileuse. »
L’auteur du manuel constatait en cette fin du XIXe que la culture des marais salants était « complètements abandonnés aux colons par les propriétaires qui, la plupart du temps, ignorent même l’emplacement de leurs œillets. » Il notait qu’un œillet produisait en moyenne pendant les 40 jours de saunaison (entre juin et septembre) 1200 kg de sel gris et 80 kg de sel blanc. Enfin, en conclusion l’auteur soulignait que l’activité avait cessée d’être rentable et qu’un grand nombre d’œillets étaient abandonnés. « Des raffineries de sel existent au Croisic et au Pouliguen. »
Et puis, un beau jour de 1984, à la demande d’un certain Claude Evin, député de Loire-Atlantique, compagnon de route de mon Ministre Michel Rocard alors en charge de l’Agriculture, j’ai reçu dans mon bureau de la galerie Sully, au 78 rue de Varenne une délégation de paludiers de Guérande. Je les ai écoutés avec attention sur un sujet dont j’ignorais tout. Ils m’ont dit que leurs marais salants, les plus septentrionaux d'Europe, avaient failli disparaître dans les années 70, menacés par un projet de rocade. Que les paludiers guérandais s’étaient organisés en syndicat de producteurs en 1972 pour défendre le site et leur profession. Qu’ils étaient environ 180 paludiers entretenir l’architecture de leur marais. En 1980, le bassin n'a produit que 300 tonnes à cause des raisons climatiques mais qu’en moyenne ils récoltaient 9000 tonnes par an. Le problème pour eux c’était que le sel était un produit banal, dont la consommation stagnait autour de 2,7 kg/hab./an, mal payé car le marché de 110 000 tonnes était dominé par de grands groupes : les Salins du Midi 60% sous la marque la Baleine, le groupe belge Solvay avec Cérébos 25% et les salines d’Einville 10%. Un détail qui me frappa à l’époque : le sel de Mer de la Camargue, très mécanisé, lavé ne contenait que du chlorure de sodium, le fluor ou l’iode étaient ajoutés par la suite. Bref, cette petite poignée d’hommes déterminés, voulait donner un avenir à leur produit en prenant une place sur un marché très banalisé.
Dans le groupe un certain Charles Perraud qui sera la cheville ouvrière de ce projet. Gonflés les gus mais, la suite allait le prouver, se sont eux qui allaient bouleverser le linéaire du sel contre les mammouths ankylosés. Rassurez-vous, je ne suis pour pas grande chose dans leur histoire mais, à l’époque, cette rencontre m’a beaucoup marqué car c’était mon pays, et que ces hommes, héritiers d’une tradition quasi-millénaire, prenaient leur destin en mains, ne se laissaient pas intimider par l’ampleur du défi. Quand j’écrivais les discours de Rocard à l’attention de la viticulture du Languedoc-Roussillon, la petite musique des paludiers de Guérande trottait dans ma petite tête et je me disais : il n’y a jamais de cause perdue lorsque des hommes de bonnes volontés se lèvent et, collectivement, se retroussent les manches pour assurer leur destin.
En 1995, Charles Perraud déclarait à Blandine Hennion de Libération «Nous défendons une politique de filière pour ce produit de terroir. Il a fallu développer la qualité et mettre en place une gestion des stocks avant d'espérer se faire référencer dans les centrales d'achats des grandes surfaces» et celle-ci écrivait « En 1991, cette politique de qualité a porté ses fruits: le sel de Guérande obtient le fameux Label rouge. Finies les seules ventes en vrac, le GPS a pu distinguer trois sortes de sel, le sel agricole pour l'ensilage, le sel gris traditionnel et le Label rouge. Toute la production était payée 1.000 francs la tonne au paludier il y a cinq ans. En 1995, le sel agricole s'achète 1.500 francs la tonne, le sel traditionnel 20% plus cher, et le Label rouge 2.200 francs. Le Pérou? Pas vraiment. Car les paludiers ont dû investir pour développer une gamme de produits en petits conditionnements, pour partie fabriqués par leur filiale les Salines de Guérande, un négociant en déconfiture racheté par le GPS en 1992. » (le GPS est le groupement de producteurs de sel).
Depuis, Le sel de Guérande a été enregistré en IGP par la Commission européenne par parution au JOUE n° L 80 du 20 mars 2012. Il avait été reçu le 22 février 2011 par la Commission. Le traitement et l’enregistrement ont ainsi été très rapides.
Je me propose d’aller, un de ces 4, interviewer Charles Perraud pour reprendre le fil de cette histoire…